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Actualités - OPINION

Ça fait peur, non ?

Le sketch portant ce titre a été créé en 1980 à Bobino par Jacques Villeret. Il a inspiré à notre correspondante le texte qui suit, « libanisé », parce que, après tout, les problèmes ne sont (presque) pas les mêmes sous tous les cieux du monde… Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur... On vit dans le désarroi et personne ne s’en soucie. Les parents vous appellent le matin et vous disent : « Salut, ça va, tout va bien, toujours en forme ? » Qu’est-ce que vous voulez que je leur réponde, que je vais de plus en plus mal, que j’ai la tête lourde ? Je leur dis avec une voix à peine audible : « Oui, ça va, merci, ça va bien, grâce à Dieu. » Parce que Dieu a pu faire grand-chose ces derniers temps pour arranger les choses ? Ça fait peur, non ? Même Dieu trouve que c’est périlleux d’intervenir. Alors je quitte à la hâte la maison et roule vers mon bureau. Des embouteillages. Ça y est, encore des routes déviées. Si je leur disais que tous les jours c’est comme ça, ils me diraient que j’exagère. Je promène mon regard autour de moi, pour trouver une issue, une échappatoire, un raccourci, rien ! Juste des voitures délabrées, des chauffards empressés, des routes crevassées. Des billboards ! Une dizaine de plus qu’hier me bloquent la vue. J’essaye de détourner mon regard pour ne pas lire. Impossible, les couleurs sont vives… Alors c’est parti, je me mets à lire en ne voulant plus rien rater. J’oublie d’avancer, on klaxonne, je reçois des insultes, je continue à lire. Une contravention, deux, ça fait peur, non ? Je lis encore : « J’aime la vie, les tapis, les fleurs, le poisson… le diamant… » Ah ! Moi aussi j’aime le diamant. Oui le diamant, si on me l’offrait bien sûr. Ça pourrait bien me remonter le moral un diamant. Mais le diamant qu’on nous propose là, il faudrait le payer. Voilà ! Payer un diamant avec mon salaire minable ? Ça fait peur, non ? Ils blaguent ! Ils nous taquinent avec leur diamant inaccessible, rien qu’à y penser, ça me révolte. La révolte, ça fait peur aussi. Alors, je décide de regarder droit devant moi pour me redonner confiance. Ouf ! Ça roule, ça roule, puis Stop ! Le feu passe au rouge. On continue de klaxonner pour que j’avance. Pourquoi ? Hein, pourquoi ? Ça fait peur, non ? Si je leur disais que le feu est rouge, ils me diraient que c’est dans ma tête. Pourtant, je ne suis pas daltonienne. Et puis qu’est-ce qu’elle a ma tête ? Elle est normale ma tête. Je redresse ma tête et continue mon chemin. J’arrive enfin au bureau. Ça y est, première mauvaise nouvelle. Ça ne rate pas. On vient de désamorcer une bombe, dans la même route que je viens de traverser. Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur. Dites-moi que c’est dans la tête aussi. Bon, il faut avant tout rassurer les parents. Je n’invente rien, moi. En tout cas, ils le sauront du journal de huit. Sept appels, huit, neuf, les amis aussi, ma facture de portable gonfle. Les contingences. Ça fait peur les factures à la fin du mois. Mais bon, ça aurait pu être pire. Aussitôt fait, je décide de faire mes exercices respiratoires pour me détendre, pour enfin entamer le travail. Mais comment se détendre au travail, il rend fou le travail, ça fait exploser le travail, les gens sont débordés au travail. Les compagnies risquent à tout moment de fermer, de virer les employés. Ça fait peur de se retrouver sans travail. Un appel téléphonique, c’est pour moi, des appels se succèdent, je réponds. La banque !… Elle ne patiente plus ma banque. L’assurance ! Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur. Si je tombe malade, ça fait même très peur sans assurance. C’est précieux, la santé. Ces derniers temps, je ne suis pas en forme. Aussitôt dit, la boule à l’estomac se resserre, elle chauffe et me monte au cœur. Ma respiration devient haletante ! Je tremble même, j’ai mal partout. Je pense aux factures de portable, d’électricité, aux impôts, la mécanique, la banque, l’assurance et je passe. Si je leur disais que c’est intolérable de vivre dans mon pays, ils me diraient de trouver un divertissement ! Un divertissement, c’est une contrainte quand le cœur n’y est pas. Pascal dit que le divertissement nous fait arriver insensiblement à la mort. Qui parle de mort ? Mais vous savez, il faut bien être lucide pour arriver dans le précipice qui nous attend. Je dirais même qu’il faut sentir venir le danger, sans avoir devant nous quelque chose qui nous empêche de voir. Des cartes par exemple. Ça fait peur, non ? Je fais les cent pas pour me donner du courage, pour oublier mes craintes, en répétant à haute voix : « Calme-toi, tout va bien, tout s’arrange… » Ma collègue pousse la porte et rentre, je sursaute. Elle sursaute aussi en criant. Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur. Elle m’offre de l’eau pour me calmer, elle boit, elle aussi. Elle m’a surprise en pleine conversation avec moi-même, pourvu qu’elle l’oublie. J’évite de la regarder en face et me replonge dans mes dossiers. Elle me parle de manifestation, pour changer de sujet. On m’en a déjà proposé trois le même jour. Je ne sais quoi dire, ça me fait peur les manifs. C’est dur de prendre position. Ça me fait peur de prendre position en ces temps. Et puis la foule m’étouffe. J’évite de m’engager, je préfère rester chez moi. C’est toujours plus sûr. Bon, suite à tout ça, la journée passe bêtement et personne n’a envie de travailler. Le soir, sur le chemin du retour, sachant qu’une journée ratée s’ajoute à mon calendrier, je réalise la nullité de ma qualité de vie. Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur. C’est atroce d’assumer tout ça. Arrivée chez moi, pas d’électricité, je me calme, je me maîtrise, je monte l’escalier en traînant mes pas. J’ouvre ma porte, le téléphone sonne, c’est mon fils du Canada. Son accent a changé. Ça fait peur, non ? Je lui parle doucement, il pense venir passer quelques jours pour nous voir. Venir ? Quelle horreur ! Nous voir ? Et qu’y a-t-il à voir à part le chaos ? Ça fait peur de savoir que son fils, qui a échappé par chance à notre destin, pense revenir. Je lui invente mille prétextes et raccroche, le cœur gros. Le soir, triste dans mon coin, n’ayant envie de rien, je zappe devant la télévision pour éviter les talk-shows, les nouvelles mensongères, les prédictions macabres. Impossible d’y arriver, ils nous collent à la peau. J’éteins la télé et reste immobile dans l’obscurité. Si je leur disais demain que c’est invivable, mon pays, ils me diraient que je m’imagine. Parce que ma journée est de l’imagination. De l’irréel. Je préfère ne plus y penser et rentre me coucher. Je pense encore à mon fils. Et s’il avait vraiment besoin de nous voir ? Ça fait peur, non ? Ça y est, je ne peux plus, ma tête me fait mal. J’avale des comprimés avant de m’étendre. Je ferme les yeux en récitant ma prière. Enfin, je me détends. Je me réveille en sursaut, un cauchemar me hante. J’ai peur. Mon cœur lâche, je sens mon cœur qui me lâche. Ça fait peur, non ? Si, ça me fait toujours peur. C’est déjà demain ! Je rentre me préparer pour être à l’heure. Andrée SALIBI
Le sketch portant ce titre a été créé en 1980 à Bobino par Jacques Villeret. Il a inspiré à notre correspondante le texte qui suit, « libanisé », parce que, après tout, les problèmes ne sont (presque) pas les mêmes sous tous les cieux du monde…
Ça fait peur, non ? Si, ça fait peur... On vit dans le désarroi et personne ne s’en soucie. Les parents vous appellent le matin et...