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Actualités - OPINION

IMPRESSION Ma Fête

En prenant place sur le petit bureau surélevé qui me sert de perchoir, je savais d’avance lequel viendrait vers moi, ce matin, lequel franchirait le cercle invisible et sacré qui les tient à distance. Asseyez-vous. Quelques secondes, et voilà , la main prévue se lève, hissant à sa suite tout le corps appuyé sur la jambe impatiente qui déjà s’avance dans la travée. Derrière le dos, un petit paquet enveloppé dans un papier de soie rose. Cinq ans que j’enseigne. C’est ma cinquième fête du professeur. Je peux deviner ce qu’il y a dans le paquet. Deux serviettes brodées dimension « invités ». Sur l’une il y aura inscrit en lettres anglaises « bonne », et sur l’autre « fête ». Bleu marine sur fond blanc, c’est la règle. Vingt-huit paires d’yeux braquées sur moi. Je feins la surprise. Je souris : merci ! Ils sont heureux. À d’autres on offre des fleurs, des cartes de vœux, que sais-je. Moi, je dois avoir une tête à recevoir des serviettes. Des essuie-mains. Et de dix. J’ai déjà fait une pile avec les « bonne » et une autre avec les « fête », côte à côte pour que ça ait un sens. Ainsi tous les matins que le bon Dieu crée ou ne crée pas, j’éponge mon visage rincé dans les bouclettes blanches en évitant de frotter – la broderie blesse – et je me dis : «Respire ma fille, ça va encore être ta fête ! » Aujourd’hui comme les autres jours, j’ai aligné ma Peugeot délavée dans le parking des professeurs. J’ai empilé les dictées corrigées étalées sur le siège arrière. Imperceptiblement j’ai chancelé. L’abus de rouge, me suis-je dit. De Bic rouge. Au bout de l’escalier, le couloir. Au bout du couloir, ma classe , ma cinquième 5e, mon zoo de poche, mes tendres fauves. Ouvrez les fenêtres ! Une prière s’élève du minaret voisin. Mystérieusement, ils se calment. Je les regarde. Ils me laissent faire. Pas beaux. On n’est pas beau à cet âge, cet entre-deux sans grâce. Il y a toujours une partie qui grandit au détriment d’une autre qui s’empâte. Le temps que le tout s’harmonise et trouve sa forme à peu près définitive, j’ai devant moi une broussaille échevelée, des rosiers en buissons attendant l’élagage, des faces bourgeonnantes d’hormones désordonnées. Entre faune et flore, je ne trouve que des métaphores sauvages pour cerner le phénomène. D’autres ont des ordinateurs, des dossiers volumineux, des factures, des commandes. Mais moi, le voilà, mon instrument de travail. De la cervelle vierge sous des crânes hirsutes. Ce n’est pas une mince affaire que d’y aller chercher. Comme souvent, ils n’auront pas fait leur travail. Comme souvent, le fort en thème se plaindra du chahut des autres. Comme souvent, le fauteur de troubles aura humilié une grosse, giflé un timide. Comme toujours, il y aura eu de la violence et des larmes. On me dira que les parents sont perturbés, que les familles démissionnent raidies par la crainte du lendemain, que le Liban n’est épanouissant pour personne. Je vous dirai, moi, que le problème c’est l’orthographe. Apprendre les accords, c’est se donner le langage qui exprime la douleur et expulse le mal. J’y songeais en m’essuyant les mains dans la serviette « fête » où l’on avait encore oublié l’accent circonflexe. C’est pourtant sous ce chapeau que se cache la génétique du mot, la consonne que le temps escamote et dont l’usage peine à se défaire. Pour ma sixième 5e, offrez-moi un chapeau. Fifi ABOU DIB
En prenant place sur le petit bureau surélevé qui me sert de perchoir, je savais d’avance lequel viendrait vers moi, ce matin, lequel franchirait le cercle invisible et sacré qui les tient à distance. Asseyez-vous. Quelques secondes, et voilà , la main prévue se lève, hissant à sa suite tout le corps appuyé sur la jambe impatiente qui déjà s’avance dans la travée. Derrière le...