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Actualités - REPORTAGE

PARCOURS - Un Libanais directeur général de la FAO pendant dix-huit ans Édouard Saouma, un visionnaire indépendant à la poigne de fer... Scarlett HADDAD

« Malgré la tristesse du départ, je pars tranquille. Je vous confie cette organisation, convaincu que vous poursuivrez votre mission dans une fidélité totale à notre idéal. » C’est en ces termes qu’Édouard Saouma a fait ses adieux aux fonctionnaires de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le 8 décembre 1993, après avoir passé dix-huit ans, durant trois mandats successifs, à la tête de cette organisation. Le moment est solennel et émouvant, mais l’homme part la tête haute, convaincu d’avoir apporté le meilleur de lui-même à cette fonction prestigieuse. En tirant sa révérence, avec la dignité d’un vieux lion qui a achevé son combat, Édouard Saouma clôture un parcours impressionnant, marqué de rencontres décisives, mais placé sous le signe de la lutte incessante. Car pour arriver au sommet et s’y maintenir, sans faire de compromis sur ses convictions, il faut être de la race des grands. Aujourd’hui, le Liban s’est enfin souvenu de M. Saouma et a décidé de l’honorer au cours d’une cérémonie qui s’est tenue en présence de plusieurs personnalités. « L’Orient-Le Jour » retrace pour l’occasion son parcours de combattant pour le bien-être de la planète et pour une meilleure exploitation de ses ressources naturelles. À 81 ans, Édouard Saouma reste un homme autoritaire, un chef, pourrait-on dire, habitué à diriger. Entouré de ses livres, de sa télévision et de son ordinateur, l’homme est loin d’être à la retraite, il suit de près les développements politiques, avec détachement. Il a depuis longtemps perdu ses illusions sur la nature humaine, puisqu’il a connu la plupart des grands de ce monde et qu’il a désormais un regard lucide sur leurs motivations et l’étendue de leur pouvoir réel. Mais il est toujours étonné par le manque de discernement des dirigeants et autres figures libanaises de premier plan. Les honneurs, le pouvoir, il a tout connu, mais il reste au fond de lui ce jeune orphelin attaché à sa mère et vivant avec ses quatre sœurs, sa tante et sa grand-mère... Édouard Saouma aime commencer son parcours personnel avec les massacres de 1860. Cela lui permet sans doute de se dire que même avant sa naissance, il avait déjà rendez-vous avec l’histoire. À cette époque, la famille Saouma était établie à Hasbaya dont elle est originaire. Lorsque les druzes ont massacré les chrétiens, les femmes avaient été épargnées. En s’enfuyant vers Beyrouth, son arrière-arrière-grand-mère réussit à sauver son fils Mansour qu’elle avait déguisé en « metwali », jugé alors non dangereux par les druzes. Dès lors, la famille n’a plus remis les pieds à Hasbaya et Mansour a eu trois fils dont Youssef, le grand-père qui a eu, à son tour, Victor, le père d’Édouard. Victor est mort jeune et Édouard s’est retrouvé avec sa mère, ses quatre sœurs, sa grand-mère et sa tante. Selon lui, le fait de se retrouver jeune coq entouré de toutes ces femmes a accru sa combativité, d’autant que son père avait laissé des dettes et l’adolescent a dû très tôt apprendre à traiter avec les avocats et assumer des responsabilités. Mais il restait indécis sur son avenir. C’est à ce moment qu’il fait la première rencontre décisive de sa vie, avec Alfred Chamoun, alors directeur du ministère de l’Agriculture. Aujourd’hui encore, Édouard évoque Alfred Chamoun avec émotion. Ce dernier lui dit avoir besoin d’ingénieurs agronomes et lui octroie une bourse pour entreprendre les études adéquates. Le jeune homme se rend à Montpellier. Il a 23 ans alors que les autres étudiants sont bien plus jeunes. Mais il découvre ce domaine et s’y intéresse. Il rencontre alors sa future femme, Inès, une Colombienne, étudiante comme lui. C’est à Rome qu’il découvre enfin sa voie... Ses études achevées, il rentre au Liban, où Alfred Chamoun le nomme directeur du laboratoire de recherches, installé dans la Békaa. Ce laboratoire devient très vite l’Institut des études agronomiques et il devient un centre important dans la Békaa grâce à un réseau de stations agronomiques, installées à son initiative dans la plaine et dans la région de Akkar. Édouard Saouma engage une dizaine d’ingénieurs aidés par des experts français et il fait construire un bâtiment pour loger les fonctionnaires, car ils travaillaient toute la journée, phénomène rare au Liban. Alfred Chamoun l’envoie dans le cadre d’une délégation assister à une session de la FAO, à Rome, et c’est là que le jeune homme découvre sa vocation. « Être assis derrière une plaque avec la mention Liban et s’adresser à travers un micro aux représentants du monde entier m’a paru totalement grisant », confie aujourd’hui Édouard Saouma. Et puis l’idée d’être un acteur à l’échelle de la planète l’a séduit. Le jeune Libanais attire ainsi l’attention du directeur général de l’organisation, un Indien, qui lui demande de l’aider dans certains dossiers. Saouma estime qu’il est parfaitement dans son élément. Grâce à son dynamisme et à sa présence remarquée, il est élu en 1957 membre d’un comité de sept personnes, représentant tous les groupes de pays, chargé de se rendre chaque année à Rome pour étudier pendant 15 jours les programmes de la FAO. Il conserve cette fonction jusqu’en 1962. Cette année-là, Paul-Marc Henry, futur ambassadeur de France à Beyrouth, en poste à l’ONU, vient au Liban en visite et se rend à l’institut de la Békaa. Il se lie d’amitié avec Saouma et lui propose un poste de représentant de programme en Tunisie. Saouma en parle aussitôt avec le directeur général de la FAO, qui est encore le même Indien. Ce dernier lui propose alors un meilleur poste, celui de représentant de la FAO en Inde et lui promet par la suite une des directions de l’organisation. Saouma reste trois ans en Inde, trois années terribles où le jeune homme côtoie la pauvreté, dans toute son horreur. Cette expérience lui permet toutefois de bien connaître le terrain et de mesurer les conséquences atroces de la malnutrition et de la famine. Dès lors, Édouard Saouma se sentira définitivement impliqué dans les questions ayant trait à la nourriture, à l’agriculture et au développement. De retour à Rome, il se rend chez le directeur général qui tient parole et lui offre la direction de la mise en valeur de la terre et des eaux, l’une des plus importantes de la FAO. Trois mandats successifs et de grandes réalisations Le nouveau directeur va rapidement s’imposer à ses adjoints, des experts internationaux. Il travaille d’arrache-pied, allant jusqu’à apprendre par cœur des rapports de trente pages. Il se fait ainsi un nom dans les rouages de l’organisation. C’est alors qu’il commence à songer à présenter sa candidature à la direction générale de l’organisation, ce qu’il fera en 1976, après une campagne menée aussi bien à Rome qu’auprès des décideurs. Le candidat a d’ailleurs besoin de l’appui d’un pays, le sien, et celui d’un groupe, en l’occurrence, les Arabes. À cette époque, Sleimane Frangié est président de la République. Édouard Saouma l’avait rencontré alors qu’il était ministre de l’Agriculture et ce dernier avait été impressionné par l’institut de la Békaa. Frangié l’avait même nommé ministre de l’Agriculture et de la Défense, en 1970, dans le gouvernement de Saëb Salam. Mais il n’a pas voulu cette fonction et a présenté sa démission à l’hôtel Intercontinental de Paris où le président et son Premier ministre s’étaient rendus pour assister aux obsèques du général De Gaulle. Saouma informe donc Frangié de sa volonté de se présenter aux élections de la FAO et ce dernier lui demande en quoi il peut l’aider. À cette époque, l’Égypte avait un candidat, son propre ministre de l’Agriculture. Saouma demande donc au président Frangié d’adresser une lettre au président Anouar Sadate pour lui proposer sa propre candidature au lieu de celle du ministre égyptien. La lettre est remise avec tous les égards par un émissaire spécial de Frangié et Sadate accepte d’appuyer la candidature de Saouma, qui devient ainsi le candidat de la Ligue arabe. Pour bien mener sa campagne, Édouard Saouma se rend aussi en compagnie du ministre Joseph Skaff en Arabie saoudite pour y rencontrer le roi Fayçal et obtenir son soutien. Ce dernier, se souvient M. Saouma, écoute sans rien dire et les deux Libanais sont assez inquiets en sortant de chez lui. Mais ils apprendront plus tard qu’il a appuyé la candidature de Saouma. En 1976, il y avait donc sept candidats au premier tour. Saouma reçoit plusieurs offres de voix s’il accepte de procéder à telle ou telle nomination, une fois élu. Mais orgueilleux et fier, il les refuse toutes, ne voulant pas aliéner sa victoire à quelque partie que ce soit. Il est élu aux dépens du candidat canadien et impose dès lors sa poigne de fer au sein de la FAO. Si certains le critiquent, nombreux sont ceux qui le portent aux nues, mais pour tous, il est celui qui a le plus marqué l’organisation. Il est réélu sans problèmes pour un second mandat et reçoit tous les grands de ce monde au siège de l’organisation, devenu un passage obligé pour tous les chefs d’État et grands responsables soucieux d’obtenir des aides alimentaires ou de réaliser des projets de barrages et de mise en valeur des eaux pour leurs pays. Une connotation politique qui déplaît aux Anglo-Saxons Édouard Saouma avait donné à l’organisation une coloration politique, en adoptant les thèses des non-alignés, auxquels il avait même donné l’autorisation d’ouvrir un bureau au siège de la FAO. Sous le feu des critiques des Américains, il leur propose alors aussi un bureau, mais ils répondent sèchement : « Nous avons notre ambassade. » La guerre est quand même déclarée, d’autant qu’Édouard Saouma brigue un troisième mandat, en 1988. Son pays est alors en pleine guerre et il ne peut bénéficier de son soutien actif. C’est donc sur lui et sur lui seul que devra compter Saouma pour sa dernière bataille, en jouant sur les relations étroites établies avec les délégués au cours des deux mandats passés à la tête de l’organisation. En fait, Saouma est surtout attaqué à cause du projet de pacte de sécurité alimentaire qu’il a lancé et dans lequel il insiste sur la nécessité d’introduire la notion des droits de l’homme dans l’alimentation des peuples de la planète. Pour les Américains, cela signifie que la FAO commence à s’approcher de la politique alors que, selon eux, elle doit se contenter de s’occuper des questions techniques. Aujourd’hui, Saouma confie qu’il a essayé de donner des critères moraux à la politique alimentaire et cela avait déplu aux Américains, qui ont alors mené contre lui une guerre sans merci par le biais de leurs alliés canadiens et britanniques, notamment. Il ajoute aussi que son immense orgueil l’a protégé, car il était trop fier pour accepter les offres corruptrices, et dans les nombreux articles publiés contre lui, il n’y avait donc aucune affaire concrète à lui reprocher. Il raconte aujourd’hui avec fierté que des films ont été diffusés sur les chaînes de télévision canadiennes et britanniques pour le discréditer et qu’il a sans doute été l’une des personnalités les plus combattues aux Nations unies. Les États-Unis ont même été jusqu’à faire courir le bruit du retrait de sa candidature à la veille des élections, pour décourager les délégués de voter en sa faveur. L’élection du troisième mandat est donc une véritable bataille avec les coups bas, la campagne de dénigrement et la tension qui accompagnent ce genre d’échéances. Mais Édouard Saouma affirme qu’il n’a jamais douté de sa victoire. Et à sa fille qui lui demandait à la veille de l’élection s’il avait préparé en plus du discours de la victoire, un discours en cas de défaite, il a répondu sans hésiter : « Jamais. » Il est d’ailleurs comme cela, Édouard Saouma : déterminé, sûr de lui, à la limite de l’arrogance, mais fonceur, travailleur et terriblement indépendant. Visionnaire, il a multiplié les projets de lutte contre la faim et mis en place un système d’action d’urgence en cas de catastrophes ou d’épidémies. Il a aussi lutté contre la bureaucratie qui ronge généralement les organisations des Nations unies et, surtout, il a prôné le multilatéralisme, là où les Anglo-Saxons, comme il les appelle, préféraient agir seuls. Enfin, et c’est sans doute sa plus grande réalisation, il a lancé le pacte de sécurité alimentaire, à travers lequel les pays membres s’engagent à ne pas utiliser la nourriture comme une arme face aux pays pauvres. Ce qui lui a d’ailleurs valu l’hostilité des Anglo-Saxons. Il a aussi fait adopter un code de conduite sur l’usage des pesticides, qui a aussi fait grincer beaucoup de dents. Il a encore exigé des informations sur les semences améliorées, un programme qui suscite aujourd’hui encore une vive polémique. Bref, au cours de son long mandat deux fois prolongé, il a surtout essayé d’imposer une vision humaine de l’alimentation, selon des critères moraux et non plus seulement selon le souci de la prospérité et du rendement. Son idéal et sa ligne de conduite : le droit de tous les peuples de la planète à une alimentation équilibrée. Ses innovations sont encore en vigueur aujourd’hui, mais le monde a plus que jamais besoin d’un visionnaire déterminé comme lui et surtout d’un homme doté d’un tel souci d’indépendance. Les problèmes qu’il avait contribué à résoudre se posent pourtant de nouveau aujourd’hui dans une terrible atmosphère de déjà-vu, puisque même en matière alimentaire, c’est de nouveau l’unilatéralisme qui prévaut. Et les solutions, hélas, se font attendre.
« Malgré la tristesse du départ, je pars tranquille. Je vous confie cette organisation, convaincu que vous poursuivrez votre mission dans une fidélité totale à notre idéal. » C’est en ces termes qu’Édouard Saouma a fait ses adieux aux fonctionnaires de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le 8 décembre 1993, après avoir passé dix-huit ans, durant trois...