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Actualités - CHRONOLOGIE

Le fond du débat Élias R. Chedid

Ramp up my genius, be not retrograde; But boldly nominate a spade a spade. (Ben Johnson, « The Poetaster ») Ce n’est jamais amusant de se rendre compte qu’on avait tout prévu. Qu’on avait raison de mettre en garde, d’agiter le chiffon rouge, de mettre les responsables devant…leurs responsabilités. Qu’on l’avait toujours su. Cela n’a rien de grisant car on se rend compte très vite qu’il est facile de donner des leçons. Plus facile de compter les coups de cravache que de se les prendre, comme dit un dicton bien de chez nous. Y a qu’à ; faut qu’on. En réalité, se vanter d’avoir vu juste ne sert à rien. Ce n’est que de la vanité vaine, une satisfaction d’intellectuel évoluant en vase clos, confiné aux tubes à essai d’un laboratoire. Voir juste ne sert à quelque chose que lorsqu’on est écouté, encore mieux lorsqu’on a le privilège d’être suivi. Alors, si telle ou telle chronique vous a un jour interpellé, ou si, en la relisant avec le recul, vous vous dites – oracles, diseuses de bonne aventure et autres oiseaux de mauvais augure mis à part – que son auteur n’avait pas tout à fait tort, eh bien, n’oubliez jamais que ce n’est qu’un article dans une publication qui vise des lecteurs francophones libanais, eux-mêmes devenus minoritaires dans un pays où même l’anglais ne parvient pas à progresser au rythme de la régression culturelle générale. Être écouté, c’est ce qui compte vraiment lorsqu’on a raison. Mais c’est aussi ce qu’il y a de plus difficile. Elle a donc été prévue, annoncée, cette haine des cœurs, cette escalade du verbe et des actions violentes, cette poussée fiévreuse et stérile des Libanais qui, n’en pouvant plus de se regarder comme des chiens de faïence, ont décidé, à l’appel de chefs aussi visionnaires que des taupes, de se jeter les uns sur les autres avec un acharnement affligeant. Ce dérapage incontrôlé, structurellement incontrôlable. « L’herbe pourra pousser dans les prés, mais la rancœur qui niche au fond des poitrines restera telle quelle », dit un proverbe arabe loquace mais percutant. C’était prévisible, mais les Libanais l’ont fait quand même. Ils n’ont rien appris, c’est un fait. Ni que les alliances de pure opportunité provoquent la dilution des bons éléments dans les mauvais. Leur discrédit aussi. Sans oublier le dégoût, sans espoir de retour. Ni qu’importer la guerre des autres sur leur territoire ne peut que nuire irrémédiablement à la nation et mener le peuple à une incertitude dont il se passerait bien. Ni que faire mine de s’entre-tuer, même en l’absence d’influences étrangères (hypothèse farfelue, mais bon), peut conduire à s’entre-tuer pour de vrai. Nos compatriotes ont joué à se faire peur. Ils se sont fait peur. Et ils ont réussi à plonger la majorité silencieuse de leurs concitoyens dans la peur. Celle, poignante, du lendemain. À les obliger à se questionner sur le Liban, ce rêve fou, sur leur devenir au Liban. Sur le sens de leur combat quotidien et forcé. Se battre, pourquoi pas, quand il y a de bonnes raisons. Une cause. La quête d’un idéal, qui sait. Cependant, c’est contraints que les Libanais se sont battus, sans comprendre (ce n’est pas ce qu’on leur demandait). Les sunnites, les chiites. Avec une pincée de chrétiens de chaque côté de l’équation. Quelques chrétiens entre eux aussi, ils savent comment faire, ça prend bien, et tout seul. Comme en cuisine. De la cuisine interne. Internationale, plus exactement. Dont les Libanais sont les instruments complaisants. Si l’on veut s’en convaincre, on n’a qu’à demander à ces champions du donquichottisme de base pourquoi ils se battent (ils ne répondront jamais à la question « pour qui » ils se battent, car ils sont, ne vous en déplaise, de part et d’autre de l’axe de la division et de la honte, prétendument « indépendants », de la Syrie comme de l’Iran, des États-Unis comme de la France, d’Israël aussi, bien évidemment). Pourquoi ces discours malveillants, ces tons agressifs et gueulards (y en a-t-il un seul qui ne crie pas, littéralement, quand il s’adresse à ses ennemis comme à ses ouailles ?). Pourquoi ces déclarations ex cathedra, ces points de non-retour. Quelle est la cause, au sens premier comme au sens second ? Silence gêné. Le partage du pouvoir, disent les uns. Le tiers « bloquant » ou « habilitant », selon que l’on soit pessimiste ou optimiste. Le « tribunal international », rétorquent les autres. C’est donc cela. On monte des tentes, on brûle des pneus, on s’entre-tue chez les chrétiens comme chez les musulmans (avec la résurgence de slogans d’un autre temps, que l’on croyait révolu) pour quelques portefeuilles ministériels de plus, pour la présidence de la République et/ou pour la forme que prendra le jugement des assassins de Rafic Hariri et des autres martyrs de la seconde indépendance du Liban. Une soif de pouvoir en somme. Et une querelle sur le sexe des anges : juridiction internationale, locale ou mixte. Certes, le Liban ne peut être gouverné par la moitié de ses citoyens contre l’autre moitié. Certes, l’enjeu du caractère international du fameux tribunal détermine la force comminatoire de ses décisions vis-à-vis des puissances étrangères potentiellement impliquées dans les assassinats politiques en cause – dans le véritable génocide de nos hommes politiques et de nos intellectuels. Mais tout de même, osons le dire, tout cela n’est pas un débat de fond. C’est de la pure forme au mieux, de la mesquinerie irresponsable au pire. Et l’artisan de ce combat stérile, de cette lutte sans cause est tout bonnement un génie. Car il a réussi d’un même coup à monter les Libanais les uns contre les autres et à les détourner des problèmes de fond. Comment interpréter Paris III ? Piqûre tranquillisante ou véritable projet de redressement ? Comment redynamiser l’économie ? Comment redonner confiance aux Libanais dans leurs institutions, et aux étrangers dans les institutions libanaises ? Comment corriger la représentation des citoyens, constamment faussée par des lois électorales dont la débilité n’est rachetée que par le sérieux et l’application malsaine et bornée de ceux qui les mettent en œuvre ? Comment se débarrasser de la corruption ? Comment trouver une solution pour désarmer le Hezbollah ? Pacifiquement. Par le dialogue. En les prenant au mot. Puisqu’ils se battent officiellement pour Chebaa et pas pour Jérusalem. Comment par exemple, au lieu de s’acharner sur le tribunal international, faire pression sur la communauté internationale (les nouveaux meilleurs amis du Liban, n’est-ce pas ?) pour qu’Israël se retire des fermes de Chebaa, ce bout de territoire dont on ne peut se résoudre à croire qu’il ait la signification stratégique qu’on insiste à lui attribuer ? Mettre par là le Hezbollah au pied du mur. Sommer tout le monde de choisir. Pour ou contre le Liban. Refuser obstinément de toucher le fond, quitte à ne pas prendre parti lorsqu’on ne se retrouve ni dans le « gouvernement » ni dans l’« opposition ». Refuser de s’engager sur les sentiers battus, qui sont, le Liban l’a appris à ses dépens, ceux de la perdition. Parvenir au fond du débat, bravant tous les interdits de ce faire. Que l’on sache enfin si la nation existe. Ou si tout cela n’est que pure utopie. Que l’on ait le droit de se déterminer en conséquence. D’appeler un chat un chat. Sans peur des tabous : le fédéralisme, le confédéralisme, la partition. Pour notre part, nous optons pour la nation, tout en reconnaissant qu’elle n’est, au fond, pas la seule issue possible. Élias R. Chedid Paris
Ramp up my genius, be not retrograde; But boldly
nominate a spade a spade. (Ben Johnson, « The Poetaster »)

Ce n’est jamais amusant de se rendre compte qu’on avait tout prévu. Qu’on avait raison de mettre en garde, d’agiter le chiffon rouge, de mettre les responsables devant…leurs responsabilités. Qu’on l’avait toujours su. Cela n’a rien de grisant car on se rend compte...