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Actualités - OPINION

RÉTROSPECTIVE - Deux ans après l’attentat du Saint-Georges, l’anatomie d’une crise Une bataille à l’enjeu simple et énorme : la liberté du Liban Élie FAYAD

C’était le 14 février 2005. Ce jour-là, le Liban entre brutalement dans la dernière ligne droite de sa lutte éternelle pour l’existence, une phase décisive dans laquelle la confrontation devient implacable, le combat sans quartier. Ouverte ou latente, cette lutte n’avait jamais cessé. L’homme assassiné à la Saint-Valentin en représentait le dernier avatar, pas le plus voyant certes, mais sans doute le plus efficace. D’autres, avant lui, pouvaient s’afficher au grand jour tenant ce flambeau-là. Par nécessité, par tempérament, par culture, par un sens aigu des réalités, lui se devait d’adopter une méthode plus souterraine : dire « oui » au pouvoir de tutelle – à tous les adversaires de l’existence libre du Liban – en pensant fortement « non » ; les caresser dans le sens du poil pour mieux les contrer ; tenter de gagner leurs faveurs non point pour les rallier à sa cause, mais dans l’espoir de diminuer leur hostilité, miner leur détermination. Et surtout, se donner le temps de « travailler » sa communauté, accélérer sa « conversion » et doter le Liban des moyens internes et externes de la résistance. Bien sûr, une telle politique n’était pas de nature à enthousiasmer les foules, davantage portées à apprécier les pugilats directs que les parties d’échecs biaisées et compliquées. Face à un adversaire naturellement méfiant, jamais dupe, les reculades successives s’imposaient. Rafic Hariri ne pouvait pas – ne devait pas – prendre la posture d’un Béchir Gemayel, d’un Camille Chamoun, d’un Samir Geagea ou d’un certain … Michel Aoun. Longtemps myope, une grande partie de l’opinion a dû attendre l’explosion du Saint-Georges pour découvrir la réalité du combat de Rafic Hariri, ce fils de famille modeste monté de la Sidon millénaire pour reconstruire son pays, le replacer sur la carte mondiale et… mettre fin au monopole chrétien sur le libanisme militant. La triste ironie réside précisément dans l’attitude d’une partie des chrétiens face à ce dernier volet de l’action haririenne. S’il y a un comble du sectarisme, c’est bien celui-ci : après avoir pendant des décennies reproché au sunnisme politique sa préférence arabiste, volontaire ou contrainte, voilà qu’on lui refuse le « privilège » de défendre les couleurs libanaises. Pour peu, on l’accuserait d’avoir subtilisé ce qui ne lui appartenait pas. Combien sont-ils ceux qui n’ont jamais accepté que les rôles traditionnels soient inversés, que le Grand Sérail devienne le dépositaire du discours souverainiste pendant que la présidence de la République se momifie en arrière-garde syrienne ? Combien n’ont pas digéré que Rafic Hariri leur « vole » la France, le regard vers la Méditerranée et l’Occident ? Ce sentiment de frustration étant absolument inavouable de front, c’est à travers une permanente mise en doute de la réalité de la « conversion » sunnite qu’il va s’exprimer. Ainsi, le sunnisme haririen est soupçonné de « faire semblant » d’être devenu souverainiste, qu’il n’en est rien, que son véritable objectif est de se saisir de tout l’État et que, pour peu qu’il y ait un changement de régime à Damas, il lui prêterait à nouveau son allégeance. À partir de cette hypothèse, tous les mensonges deviennent possibles. Si le partenaire sunnite se montre un peu trop gourmand dans des nominations administratives – une trivialité proprement libanaise, traditionnellement partagée par toutes les communautés et appelée à perdurer tant que la conception qu’ont les Libanais de leur État n’aura pas évolué –, l’échafaudage tout entier devient réalité. D’autre part, la dimension acquise par Rafic Hariri et le haririsme dans le monde sunnite, bien au-delà des frontières du Liban – une dimension à opposer à celle d’un Oussama Ben Laden pour prendre la mesure de l’intérêt porté par la communauté internationale à son égard –, fait que s’il y a un jour un changement de régime en Syrie et que ce nouveau régime ne se place pas dans le sillage de Ben Laden, c’est Damas qui fera allégeance à Beyrouth et non plus le contraire ! *** D’une certaine façon, l’attentat du 14 février 2005 a libéré Rafic Hariri de ses contraintes. Ses assassins ne savaient pas encore que mort, il leur sera plus dangereux que vivant. Quand ils l’ont finalement compris, ils ont déployé la plus formidable machine de guerre qui soit contre le Liban ; et c’est cette machine qui continue aujourd’hui, deux ans après, à semer la mort et le désespoir dans le pays, à exploiter les contradictions libanaises et nourrir les divisions, à introduire le doute dans les esprits et forcer la lassitude, y compris dans les rangs du public du 14 Mars. Impatientes, les opinions publiques le sont naturellement, partout dans le monde. Au soir du retrait des troupes syriennes, le 26 avril 2005, ils furent nombreux au Liban à croire que la page était définitivement tournée, que le combat pour la souveraineté était achevé. L’erreur était terriblement grave parce qu’elle a conduit d’aucuns – et pas des moindres – à modifier leurs agendas politiques, bouleverser leurs alliances et se lancer dans des batailles marginales et surréalistes qui, pour justes que soient certaines d’entre elles, n’en retombent pas moins à plat à côté de la guerre totale livrée depuis lors contre l’idée même d’un Liban indépendant. Les adversaires de ce Liban le trucident quotidiennement et certains jugent opportun de protester qu’on bloque le Conseil constitutionnel, une institution engloutie sous le discrédit. On assassine à tout va et ceux-là poussent des cris d’horreur pour une nomination abusive au ministère de l’Éducation. On qualifie d’« esclave » le Premier ministre le plus souverainiste de l’histoire du Liban et certains d’entre eux refusent de se solidariser avec lui contre l’auteur de l’insulte. On démolit systématiquement l’économie libanaise et les mêmes brûlent des pneus pour réclamer… une majoration des salaires. Qui peut prétendre que cette dernière revendication n’est pas juste, alors que le salaire minimum est bloqué depuis plus dix ans ? Mais lorsqu’on ose noyer cette doléance dans un tel contexte de bataille existentielle, on est coupable de l’avoir enterrée. D’ailleurs, plus généralement, c’est un véritable carnage social que commet la CGTL quand elle pose les revendications des travailleurs, justes ou pas, sur l’autel où l’on égorge le Liban. Comme cet intervenant sur une chaîne de l’opposition qui fustigeait il y a quelque temps « le gouvernement de la croissance zéro ». Un comble ! *** Depuis l’accession au pouvoir d’un gouvernement souverainiste, les adversaires de l’existence d’un Liban libre ne se sont permis aucun répit, n’ont épargné aucun moyen pour tenter de l’abattre et, surtout, abattre avec lui ses trois principaux objectifs stratégiques : le tribunal à caractère international, la pacification définitive du Liban-Sud et l’ouverture du pays à l’aide économique et financière internationale. Sous les prétextes les plus fallacieux, une partie des Libanais s’est fait complice – consciemment ou non – de cette volonté de destruction totale. On accuse la majorité d’accaparer le pouvoir, alors même qu’elle ne dispose que d’une présidence sur trois ; on dénonce le « gouvernement de Feltman », au moment où l’on continue à recevoir des armes de l’étranger ; on réclame un « État fort » et l’on refuse obstinément à cet État tous les fondements de son existence ; on signe des accords sur la table de dialogue et on s’empresse de leur faire échec en déclenchant une guerre de diversion qui ruine le Liban ; on demande des législatives anticipées, sous prétexte d’une loi injuste et d’une évolution du rapport de forces électoral, en faisant mine d’oublier qu’une injustice beaucoup plus flagrante est à l’origine du maintien du statu quo à Baabda. Tous les systèmes et les découpages électoraux adoptés au Liban depuis toujours ont été « injustes ». Tous sans exception. Et il ne fait pas de doute que la prochaine loi électorale le sera aussi. Or quel que soit le texte, ce qui distingue les législatives de 2005 des précédents scrutins à partir de 1992, c’est qu’elles furent plus libres, moins téléguidées dans le détail à partir de l’étranger, même s’il faut reconnaître que l’influence de l’étranger n’y a pas totalement disparu (un étranger autre que celui d’avant, bien entendu). D’autre part, depuis quand un mouvement ponctuel d’opinion dans un sens ou dans l’autre autorise-t-il une opposition à provoquer des émeutes pour réclamer un scrutin anticipé ? S’il en était ainsi, alors il faudrait que dans les démocraties civilisées, on s’en remette aux urnes chaque fois qu’un sondage défavorable pour le gouvernement en place est publié. Faute de quoi, l’opposition descendrait dans les rues, occuperait les cœurs des capitales pendant des mois et asphyxierait toute la population en brûlant des pneus. *** Au soir de cette journée de commémoration du 14 février 2005, un constat s’impose : l’équilibre qui avait été rompu au profit de l’opposition vient d’être rétabli par la majorité. Le spectacle de la division, des malentendus, des ravages causés par la démagogie, l’arrogance et l’obscurantisme des uns et de l’impuissance des autres n’en reste pas moins désolant. Le combat de Rafic Hariri est loin d’être encore gagné. Il le sera peut-être un jour. Mais à condition qu’il reste encore quelques Libanais au Liban.
C’était le 14 février 2005. Ce jour-là, le Liban entre brutalement dans la dernière ligne droite de sa lutte éternelle pour l’existence, une phase décisive dans laquelle la confrontation devient implacable, le combat sans quartier.
Ouverte ou latente, cette lutte n’avait jamais cessé. L’homme assassiné à la Saint-Valentin en représentait le dernier avatar, pas le plus voyant...