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Actualités - OPINION

Hommage Hariri, le génie de la Ville

Au pied de la mosquée al-Amine, au cœur de la cité de Beyrouth, repose Rafic Hariri, sauvagement assassiné en ce funeste 14 février 2005. Au pied de la splendide basilique de Saint-Vitale, au cœur de la cité de Ravenne, repose le chef barbare Drocton (ou Droctulft ) qui déferla, avec les hordes lombardes du VIe siècle, sur ce qui était alors la capitale de l’Italie romano-byzantine et qui aujourd’hui, grâce à la splendeur de ses mosaïques, demeure un concentré de tout l’or de Byzance. Dans son Histoire du Guerrier et de la Captive, Jorge Luis Borges reprend le récit de Paul le Diacre et de Benedetto Croce pour compter l’aventure de ce roitelet barbare descendu d’au-delà du Danube pour envahir les territoires de son ennemi mortel, l’Empire de Justinien et Théodora. Drocton ne connaissait que les sombres forêts de sa Germanie natale. Vaguement dégrossi par le christianisme arien, il demeurait fasciné par les forces titanesques de la nature. Sa loyauté allait à son chef et à sa tribu, non à l’univers. À peine entré dans la ville conquise, une métamorphose étrange va s’opérer chez le barbare. Il ne connaissait que la confusion de la forêt et le voilà qui découvre l’articulation complexe de la ville. Il voit les grandes avenues à portiques, les arches, les chapiteaux, l’or des mosaïques, les forums, les grands cyprès et les marbres polychromes. Ce qui s’offre à sa vue est ordonné ; la nature y est redéfinie par l’action structurante de l’homme : la Ville. Il voit la lumière caresser la façade des monuments et jouer ainsi avec l’architecture du vide. Il voit l’architecture et se laisse immerger dans le vide central des forums, là où le ciel et la terre communiquent ensemble. Comprend-il ce qu’il voit ? Sans doute pas. Mais il ne dresse pas sa tente, ni celles de sa tribu, sur les places publiques. Il ne se définit pas un territoire en ville grâce à des clôtures. Il ne se livre à aucune prédation. Drocton le barbare est d’abord fasciné mais, peu à peu, son éblouissement se transforme en révélation. Il sent au cœur du vide des forums l’action silencieuse du génie de la Cité, de cette « intelligence immortelle », comme le dit Borges, sans laquelle aucune ville ne saurait exister. Et soudain, s’opère la conversion du barbare. Il comprend que ce qui s’offre à ses yeux et à son esprit est un projet, une épiphanie ordonnée et articulée de l’univers lui-même : la Ville. Dans un éclair, il comprend alors toute l’humanité et toute l’universalité du projet urbain. Son éblouissement se transforme alors en conversion et en dévotion inconditionnelle. Son intuition lui dit qu’il ne comprendra jamais la Ville dans les murs de laquelle « il sera chien ou enfant ». Mais il comprit que la Ville valait mieux que toutes les forêts et toutes les fondrières de Germanie. Sur sa tombe, devant saint Vitale, on inscrira plus tard : « Il renia les siens pour nous aimer, élisant pour patrie, Ravenne ». En ville, Drocton le barbare coupe le cordon avec la Tribu-Matrie et devient enfant de la Cité-Patrie. Le cheminement de Rafic Hariri le Sidonien n’est pas sans rappeler celui de Drocton le Lombard. Issu d’une famille modeste, il fit fortune grâce à sa réussite dans les « affaires ». Les Médicis commencèrent ainsi, ils étaient de simples usuriers ; ce qui ne les empêcha pas de construire la Renaissance florentine sans laquelle notre monde aurait un autre visage. L’esprit patricien n’est pas une vertu morale, c’est d’abord un esprit de bâtisseur. L’esprit patricien peut avoir toutes les qualités et tous les défauts à l’exception du tribalisme qui est son antithèse et son ennemi mortel. Rafic Hariri, l’homme d’affaires âpre au gain, a conquis Beyrouth, grâce aux finances, comme Drocton avait conquis Ravenne par les armes. Mais c’est en conquérant Beyrouth qu’il a été conquis par le génie de la Cité et l’intelligence immortelle de la Ville. Rafic Hariri devint le plus ardent des patriciens de Beyrouth. Le témoignage des Libanais qui affluèrent sur sa tombe est là pour le confirmer. Ce sont ces foules immenses qui ont rendu Rafic Hariri, à tort ou à raison, plus grand mort que vivant. Étrange et douloureux destin que celui de Beyrouth. Épiphanie du Liban, elle résume à elle seule le génie universel de toute Ville, de toute Cité. Il ne lui manque que des citoyens, des individus qui, comme Drocton le barbare, sont prêts à renier leurs allégeances tribales ou sectaires et à aimer enfin l’urbanité de l’espace public, là où chacun est à la fois lui-même et tous les autres, là où l’imaginaire des multitudes est guéri de la maladie identitaire. La figure de Hariri restera pour le Liban d’aujourd’hui et de demain celle du génie de la Ville. Beyrouth est l’une des rares villes au monde où le génie urbain prend ainsi une figure humaine, inscrite dans une chair réelle, et non les traits d’un symbole allégorique. Pr Antoine COURBAN

Au pied de la mosquée al-Amine, au cœur de la cité de Beyrouth, repose Rafic Hariri, sauvagement assassiné en ce funeste 14 février 2005. Au pied de la splendide basilique de Saint-Vitale, au cœur de la cité de Ravenne, repose le chef barbare Drocton (ou Droctulft ) qui déferla, avec les hordes lombardes du VIe siècle, sur ce qui était alors la capitale de l’Italie romano-byzantine...