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Actualités - OPINION

Libanais d’abord Fady NOUN

La grande illusion à laquelle nous pourrions céder consisterait à oublier que nous sommes un pays pluraliste et à commencer à comptabiliser nos pertes en termes confessionnels. On serait alors tenté de dire que jeudi dernier, ce sont quatre chiites et un sunnite qui ont été tués. Erreur, ce sont cinq Libanais qui ont été tués. Ceux qui sont morts sont libanais d’abord. Ils appartiennent à un grand pays, à un modèle de société précieux pour tous et qu’il serait criminel de faire disparaître. La disparition du pluralisme serait la disparition de la raison d’être même du Liban. Refusons cette logique, que certains ont brandie pour se défendre. Défendons le Liban pluraliste, ne corrigeons pas une erreur par une autre. La violence engendre la violence. Cet axiome politique, si simple qu’il en devient banal, offre cependant une clé idéale pour lire l’actualité politique immédiate. De la part des acteurs du moment, en tout cas, son oubli ne saurait être innocent. Il ne peut être que délibéré, et donc criminel, ou alors il reflète une culture politique si primaire qu’elle frise l’ignorance et disqualifie celui-là même qui serait pris en défaut. Qu’est-ce que la violence ? Un usage illégitime de la force, dont seul l’État a le monopole, une atteinte à la liberté de l’autre. Naturellement, il y a des degrés dans la violence. L’occupation d’une place publique, la fermeture des routes sont une forme de violence, mais elle est moindre que celle de l’usage des armes. Pourtant, une violence reste ce quelle est : un usage illégitime de la force, une usurpation du pouvoir de l’État par un particulier ou un groupe. En ce sens, il était et reste tout à fait abusif de décrire le mouvement de mardi dernier comme « une grève ». Il est facile de deviner, aux marques laissées sur l’asphalte par les pneus brûlés, avec quelle minutie de détail proprement « militaire » les voies d’accès à Beyrouth ont été fermées et le droit au libre déplacement des Libanais bafoué. Au vu de ce qui précède, les affrontement de jeudi peuvent très bien être interprétés comme une réplique, au sens sismique du terme, à la violence de mardi. Violence engendre violence. La majorité pourrait soulever l’exception de la légitime défense. Mais en l’occurrence, la violence dont on fait usage, pour se défendre, doit être proportionnelle à l’agression dont on est victime. Or l’usage des armes à feu était disproportionné face à la violence que constituait une coupure de routes ou une occupation de place publique. Il suffit de savoir que deux des étudiants de l’Université arabe de Beyrouth ainsi qu’un jeune militant de la majorité ont été tués par balles dans la tête, pour comprendre qu’il s’agit d’assassinats, et non d’un usage légitime de la force pour se défendre. Au demeurant, en face aussi, on a sorti les armes, et la seule partie qui a héroïquement souffert, aussi bien mardi que jeudi, c’est l’armée, à l’abnégation de laquelle on ne rendra jamais assez hommage. Il reste à parler de la violence verbale, que manient comme des armes les uns et les autres, et qui doit être assimilée, elle aussi, à une forme de violence. Les menaces d’escalade voilées ou ouvertes que fait planer régulièrement l’opposition, et l’incertitude sur ce que son mouvement réserve encore au gouvernement, les ultimatums, les déclarations intransigeantes sont de la violence. Dans une civilisation du verbe comme la nôtre, la parole magnifie la violence, dont l’audience est décuplée par les médias audiovisuels. Elle lui donne une espèce de caractère absolu. Elle la réalise virtuellement. Et une fois franchi le seuil de tolérance de celui contre lequel elle est dirigée, elle explose. Sélim Hoss a adjuré tout le monde de ne plus recourir au langage de l’escalade, de bannir ce mot de leur vocabulaire. Voilà quelqu’un qui connaît le pouvoir des mots, dont les Écritures nous disent qu’ils peuvent « enflammer la création », « briser les os », ruiner des foyers, diviser les frères. Et on pourrait ajouter : provoquer une guerre civile. À l’enterrement de Adnane Chamass, à Ouzaï, vendredi, Hassan Fadlallah, député du Hezbollah, a notamment dit : « Ils ont répliqué avec des armes à feu à votre mouvement de protestation. Ils ont choisi les armes. Qu’ils comprennent que nous tenons plus qu’eux au pays, à l’unité nationale, à la paix civile. Et du reste, ils se rendent bien compte que si vous laissiez éclater votre colère, il ne leur resterait plus ni autorité, ni milice, ni Sérail. » Si nous voulons que le Liban nous reste, c’est le type de défi qu’il n’est plus permis de lancer. Car il n’est pas difficile de constater que nous sommes déjà dans une logique de guerre, que le terrain, celui des esprits, est préparé, et que le passage à l’acte est tributaire d’une étincelle, d’une méprise, d’une provocation. Seule une désescalade sauvera le Liban de la catastrophe.
La grande illusion à laquelle nous pourrions céder consisterait à oublier que nous sommes un pays pluraliste et à commencer à comptabiliser nos pertes en termes confessionnels. On serait alors tenté de dire que jeudi dernier, ce sont quatre chiites et un sunnite qui ont été tués. Erreur, ce sont cinq Libanais qui ont été tués. Ceux qui sont morts sont libanais d’abord. Ils...