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Actualités - REPORTAGE

Joëlle, ancienne détenue, se souvient I - La prison des femmes de Barbar Khazen : entre détresse et solitude

Un accident de parcours, et voilà une tranche de vie qui bascule. Joëlle, détenue pendant cinq ans à la prison des femmes de la rue de Verdun, se souvient des moments difficiles endurés dans un milieu misérable où il suffit parfois de peu de choses pour ramener un sourire sur des visages accablés. Aujourd’hui, Joëlle a purgé sa peine et retrouvé les siens, mais son témoignage reste chargé d’émotion. Un 20 décembre, à Barbar Khazen, dans l’ancienne écurie de Verdun reconvertie en prison pour femmes. Ce matin, je me suis réveillée encore plus tôt que d’habitude, avec un sentiment de joie anticipée. Je ne suis pas la seule d’ailleurs, toutes les femmes sont déjà debout lorsque la gardienne, les yeux mal démaquillés de la couche de la veille, déverrouille les portes des cellules, en maugréant des commentaires rien moins que doux : « Chou fi, chou fi, que se passe-t-il, pourquoi êtes-vous déjà réveillées? » « Vous avez rendez-vous dehors ? » ajoute-t-elle avec une pointe de méchanceté… Dressées à la patience, les femmes attendent que la gardienne ait quitté le corridor avant d’aller faire le café dans la minuscule et sombre kitchenette de la prison. Le corridor est étroit, la cuisine est là-bas, tout au fond, il ne s’agit pas de bousculer la gardienne… Aujourd’hui, elles n’ont pas à attendre longtemps. La gardienne, décidément levée du pied gauche, n’a ouvert que la porte de la première cellule et m’a lancé les clés. C’est donc à moi d’aller déverrouiller les autres portes. Du coup, impossible de se faufiler à la cuisine la première pour faire mon café. Dès que j’ouvre la porte de Samira, je lui demande de prévoir pour moi une tasse dans sa rakwé. Samira a compris : « T’inquiète pas, viens la boire dès que tu seras libre… ». Avec un sourire, j’avance vers la cellule suivante pour l’ouvrir… « Dès que tu es libre »… Ça me fait drôle d’entendre dire cela en prison. Mais aujourd’hui n’est pas un jour pour le cynisme ou l’amertume. Aujourd’hui est un jour pour Noël, le désespoir va faire une halte et céder le pas à la vie… Noël un 20 décembre sera quand même Noël, envers et contre tout ! Presque toutes les femmes sont debout. On se marche sur les pieds. À la cuisine, il y a 8 ou 9 personnes entassées devant les quatre becs de la cuisinière. Ici, il fait plus chaud que dans les cellules. « Samira, n’oublie pas mon café ! » criai-je, en me disant que je n’aurai pas de café avant une bonne heure… Je me trompais. Samira, souriante, se retire à grand-peine de la cuisine, la rakwé fumante dressée au-dessus des têtes pour la mettre à l’abri des coups de coude, afin de ne brûler personne. En prison, les accidents les plus bénins prennent des proportions dramatiques tant les nerfs sont à vif et les soins d’urgence aléatoires. Je me hâte d’ouvrir les portes des dernières cellules. La gardienne, au bout là-bas, commence à donner de la voix. « Alors Joëlle, ces clés ? » « Ça vient, ça vient, miss », dis-je en remontant à contre-courant la file des détenues qui convergent vers la kitchenette… Cinq minutes plus tard, je m’installe devant une tasse de café fumant sur le matelas que Samira a recouvert d’un joli drap fleuri. « Merci pour le café! » Je promène mes yeux sur l’arrangement de sa cellule. « Waou ! tu as fait des efforts de décoration. » De fait, Samira a tendu un drap assorti à celui du matelas sur l’étagère murale qui se dresse jusqu’au plafond. Le sol a été balayé, la vaisselle, toujours en plastique dans les prisons, rangée dans le placard scellé au sol, qui monte jusqu’au plafond. Les sacs en plastique qui contiennent tout le bric-à-brac des résidentes de la cellule ont été bien alignés sur l’unique planche servant d’étagère. C’est qu’aujourd’hui, les femmes de Barbar Khazen reçoivent de la visite. C’est Noël, et ces dames de la bienfaisance viennent distribuer aux détenues menus cadeaux et grandes provisions… Je pense à ma cellule, où un seau placé sous l’étagère recueille l’eau de pluie qui s’infiltre des murs et s’accumule sur la planche en bois pourri avant de goutter dans le seau, et je me dis que je devrais essayer de décorer le seau de plastique, ça ferait moins laid… À moins de pouvoir l’enlever ? Non, si je l’enlève, les matelas à même le sol seront mouillés et on dormira sur des éponges dégorgeant l’eau. L’administration de la prison, prévenue l’hiver dernier de l’état du mur, ne l’a pas encore fait réparer. Et quand j’ai voulu le rappeler à la directrice, on m’a répondu de ne pas trop insister, sinon mes compagnes de chambre et moi-même serions transférées à la prison de Tripoli, le temps que dureraient les travaux… C’est loin, Tripoli, pour mes sœurs qui me rendent visite chaque semaine depuis plus de deux ans… Tout compte fait, je préfère le mur qui suinte et le seau sous l’étagère. Ç’aurait été bien si j’avais une grande plante à mettre dedans. Ou même un petit sapin… Je mets quand même de l’ordre dans le petit réduit de 60 cm x 180 cm qui me sert de résidence privée depuis 34 mois, rangeant les perles dans de petits sacs de cellophane provenant des paquets de cigarettes, et que je garde quand je jette le paquet. Comme tous les matins, je remercie le ciel d’avoir réussi à aménager cet ancien WC, dont la cuve a été bouchée par du ciment, en petit atelier de confection d’accessoires de mode. Le petit muret qui le sépare du reste de la cellule me procure un peu d’intimité… Les filles de la chambre se sont toutes réunies sur un des matelas, frileusement enroulées dans une couverture qui gagnerait à être mise au soleil. Les plus courageuses sont allées vers la cuisine se réchauffer. Huit dans une cellule de neuf mètres carrés et qui prend l’eau… Côté gardiennes, des voix animées et un bruit de sacs que l’on froisse, la « miss » qui rouspète sont autant de signes annonçant le groupe tant attendu. Les dames de l’association qui visitent la prison des femmes ont promis, pour Noël, un paquet-cadeau pour chaque détenue. La gardienne, de mauvaise humeur, a intercepté les sacs et les fouille, à la recherche d’une petite infraction qui lui permettra de refuser le paquet : une épingle à cheveux en métal suffirait… Mais ces dames, bien au fait du règlement des prisons, ont fait très attention. Rien à dire, les sacs passent. Et la porte métallique donnant sur le corridor de la prison s’ouvre pour laisser entrer les visiteuses. Elles sont aussitôt entourées par les prisonnières, qui les saluent, les interpellent, leur serrent un bout de manche, un bord de manteau, caressent une mèche de cheveux... « Allez, allez dans vos chambres », crie miss M., la gardienne, qui apparemment a décidé de faire contrepoids à la bonne humeur générale. « Restez pas là, vous allez me refiler la gale. » L’intention est évidemment de blesser et les détenues les plus proches lui jettent un regard de reproche. Samira repère une des plus jeunes, nouvellement arrêtée, et qui s’apprête à répliquer. Les sourcils levés, une main sur la hanche, la gardienne n’attend que ça pour se venger des cadeaux adressés aux prisonnières… « Viens, dit Samira entre ses dents en prenant la nouvelle par le bras, surtout n’ouvre pas la bouche… » Les visiteuses aussi s’éloignent de la porte métallique qui relie le local des gardiennes au corridor de la prison. Elles se dirigent vers la cellule la plus éloignée, mais aussi la plus grande, celle des étrangères. Ici, 25 à 30 femmes srilankaises, éthiopiennes et philippines vivent dans 18 m2. Aujourd’hui, on va s’entasser ici à 60, assises en tailleur sur les matelas. Les bénévoles des associations procèdent déjà à la distribution des paquets et des provisions sèches : sucre, lait en poudre, huile à friture, riz, autant de trésors qui vont permettre aux prisonnières de cuisiner et d’éviter ainsi le rata des prisons… Je fais office de traductrice entre les dames de l’association, presque toutes étrangères, et les détenues, qui ne parlent que l’arabe ou quelques mots d’anglais. Les filles s’exclament, remercient, comparant discrètement leur sac à celui des voisines… Leurs yeux brillent, elles rient, se taquinent, font des projets de cuisine pour le lendemain et négocient entre elles, calmement pour une fois – ô miracle de Noël – à qui prendra le tour sur l’unique gazinière de la prison. Elles s’exclament tout en accrochant des décorations de Noël aux murs humides, à grands renforts de papier collant. On grignote des chocolats et des petits-fours faits maison par l’une des dames de l’association. Le Coca, champagne des prisons, coule à flots. À tour de rôle, chacune file vite fait dans sa cellule cacher le précieux paquet des convoitises voisines. Puis on se rassied, s’entassant les unes sur les autres, faisant cercle. Au programme, une séance de jeux, de chansons, la décoration de l’arbre de Noël démontable que la gardienne, magnanime à présent, a laissé passer malgré sa tige de métal. Les voix s’élèvent, les filles chantent ensemble le Divin Enfant, spontanément traduit en 6 ou 7 langues… Quinze heures, un 20 décembre à Barbar Khazen, c’est l’heure limite pour les visites en prison et les visiteuses s’en vont… Adossée au mur, près de la porte métallique ouverte que je n’ai pas le droit de franchir, je les regarde partir et ne peux me défendre d’une certaine amertume. Elles fêteront Noël en famille, un 25 décembre, alors qu’ici les portes seront fermées, les visites interdites. Elles ont disparu depuis longtemps, mais je regarde encore dans leur direction, retardant le moment de répondre à Samira qui m’appelle: « Viens Joëlle, j’ai fait du café... ». Je redoute ce moment où la fête, si brève, est finie, où je vais me retrouver face à face avec moi-même, avec la solitude, la nostalgie des Noëls en famille, la nostalgie de ma fille que je ne peux serrer dans mes bras, la nostalgie des rues illuminées où la vie continue, sans moi, sans moi. Et cette culpabilité qui me ronge et que je ne sais confier à personne… Assise devant mon café en face de Samira, qui lutte contre son propre désarroi, je voudrais cacher mes larmes, mais où, dans cet endroit où l’on n’éteint jamais les lumières électriques, ni de jour ni de nuit, peut-on cacher sa peine? La prison est soudain silencieuse. Regagnant ma cellule avant le verrouillage des portes à 17h, j’échange quelques mots avec les autres détenues, commentant la journée. Et je retrouve dans tous les regards, comme un reflet de moi, la même détresse, les mêmes larmes ravalées, la même solitude. La prison. Joëlle Prochain article : Tourner enfin la page…

Un accident de parcours, et voilà une tranche de vie qui bascule. Joëlle, détenue pendant cinq ans à la prison des femmes de la rue de Verdun, se souvient des moments difficiles endurés dans un milieu misérable où il suffit parfois de peu de choses pour ramener un sourire sur des visages accablés. Aujourd’hui, Joëlle a purgé sa peine et retrouvé les siens, mais son...