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Actualités - OPINION

Neutralité et pérennité

Par Salah HONEIN * « S’il avait été donné à l’histoire d’être équitable, elle aurait été celle des grandes idées et des civilisations, et non celle des conquêtes et des batailles. » « S’il avait été donné à l’histoire d’être plus élevée, elle aurait été celle des initiatives et des nobles traces humaines. » (Édouard Honein) S’il avait été donné à l’histoire l’aptitude d’aimer, elle aurait choisi d’être celle des peuples et des citoyens, non celle de rois et de césars qui ne sont parvenus à leurs gloires qu’à travers des complots, des révolutions et les bénéfices de l’héritage. S’il avait été donné à l’histoire l’aptitude d’aimer, elle se serait consacrée à ce que l’existence a de meilleur à l’être humain et au fils du peuple, sans lesquels aucun césar n’aurait reçu de lauriers. C’est autour de cet homme-là que nous construisons notre projet. Cet homme-là, c’est nous. Nous qui menons notre vie à l’intérieur des frontières de notre pays, nous qui rencontrons dans la fraternité les hommes du monde entier, dans l’exercice de notre vie quotidienne. Un sage, parlant de son ambition pour son pays, disait : « Je n’ai aucun autre objectif que celui de permettre à mon pays de mener une vie normale, la vie de tous les jours. » La vie normale, la vie de tous les jours, la vie tissée de convivialité et de partenariat, la vie qui naît spontanément, naturellement, au travail et chez soi, dans la sphère publique et privée. La vie normale, c’est ça aimer véritablement son pays. Servir son pays ne se réalise pas à travers la provocation du monde ou le désir de domination, ni par la promotion de l’esprit de mobilisation ou par l’invocation des miracles. Aimer et servir son pays n’est pas semer la haine et la jalousie dans le cœur des citoyens, mais créer des conditions de vie à la hauteur de la dignité humaine, qui puissent assurer la continuité, la démocratie et la stabilité de la nation. Faire qu’un pays mène une vie ordinaire c’est tendre vers le développement et la stabilisation, par le refus du désordre et du bouleversement, par une détermination et une purification des intentions accrues, par l’instauration de la sécurité et la maîtrise du chaos, par la valorisation de l’art, de la littérature et de la beauté pour atteindre la prospérité de l’homme et des valeurs humaines. La vie normale est un ordre en soi, un système à concrétiser, jour après jour, un régime à instituer fort et cohérent, qui, une fois appliqué, protège les citoyens, tous les citoyens, groupes et institutions. Comment alors nous intégrer dans la vie quotidienne, dans la vie commune et habituelle ? Par l’authenticité. La fidélité à nos pensées et à nos actes. La loyauté dans ce que nous disons et déclarons. Quel pouvoir sur terre peut-il pousser un homme à se bourrer l’esprit et la conscience de pensées qui ne seraient pas nées de sa pensée et de sa conscience ? La manipulation patriotique est pire que la manipulation confessionnelle. Elle ouvre la porte à tous les trafics. Ce ne sont pas les religions et les confessions qui séparent les Libanais et accélèrent leur agonie, mais plutôt la convoitise, l’avidité, l’inconscience et aussi les cœurs partagés entre ce qu’ils aiment et ce qu’on leur donne à aimer. Les Libanais devraient se mettre d’accord sur les objectifs ultimes de la démocratie : depuis la conquête de leur liberté jusqu’à leur gouvernance par un pouvoir légitime, issu de l’expression de leur volonté et qui n’ignore pas leurs aspirations. Il n’y a rien à espérer d’une république qui ne fournirait pas aux êtres et à leur société les conditions d’amélioration et d’excellence. Il n’y a rien à espérer d’une république qui n’arriverait pas à être un espace d’exercice des droits de l’homme, une large scène pour le potentiel, les espérances et la liberté des citoyens. De toutes les ambitions du Libanais, rien n’est plus profondément ancré dans son âme que le désir de liberté. Et si le Libanais aujourd’hui supporte dans le calme et la détermination les actes qui portent atteinte à sa liberté, sans se révolter, c’est seulement parce qu’il croit que la liberté lui est acquise et que les agressions s’émousseront contre elle sans l’émousser. Il est convaincu que rien ne peut le priver de la liberté. Elle est le sang qui coule dans ses veines, l’âme qui embrasse son âme. Il ne croît ni ne prospère que dans la liberté, dans une liberté entièrement saine, qui ne ment pas, qui ne tergiverse pas, qui ne dupe pas. Une liberté qui refuse que les menteurs commettent leurs crimes en son nom. Ali Bin Abi Taleb dit : « Je ne crains pour ma nation ni croyant ni infidèle ; je crains seulement les menteurs, les beaux parleurs, qui disent ce que vous connaissez et font ce que vous reniez. » S’il nous était loisible de faire du Liban un havre de liberté, où notre action serait bénéfique autant pour nous que pour notre environnement, il nous serait alors possible d’assurer notre existence ainsi que les conditions de sa pérennité. Parmi les garanties de cette existence, faire du Liban une plate-forme où seront pratiquées les règles de démocratie et d’humanisme, qui s’inscrivent dans son patrimoine de terre de liberté et d’accueil. Pour y parvenir, le nouveau contrat social devrait être positif, dynamique et actif, il devrait être basé sur la neutralité, une neutralité qui éloigne le pays de tout parti pris et de tout glissement. La neutralité appliquée de manière arbitraire, occasionnelle et temporaire n’est pas la solution que nous prônons. La neutralité que nous voulons est une discipline de travail, un mode de vie, une attitude libre et une volonté nationale. La neutralité permanente pourrait être un élément d’équilibre, car elle sortirait le pays devenu neutre du climat de compétitivité des grandes puissances et des grands pays régionaux, écartant le danger de l’intervention étrangère. Le plus important est que la neutralité contribue à la promotion de l’unité du pays face à la multiplicité des minorités religieuses et politiques qui sont vulnérables à l’appui extérieur et le sollicitent. Demander la neutralité est une question d’autant plus urgente que les guerres prennent la forme de lutte idéologique qui oblige les pays à y adhérer ou à les refuser. De même, dans les pays à multiples convictions et idéologies, il y a lieu de craindre que l’idéologie d’un groupe ne se transforme en un outil de révolution utilisé pour endoctriner les masses selon une image de l’homme et de la société conçue et projetée par la partie rebelle. Cet outil devient alors un moyen pour accéder au pouvoir et le monopoliser sans prendre en considération les besoins, les ambitions et les aspirations des autres. Le principe de neutralité auquel nous appelons est un principe politique et non un principe éthique. Il ne s’agit pas de faire de la neutralité une idéologie rigide, ni de pousser la société à rester en retrait par rapport aux valeurs universelles. La politique neutre à laquelle nous appelons est celle d’un État et non des individus. Dans un pays comme le Liban, dont les fils ont choisi la liberté, la neutralité de l’État ne devrait pas aboutir à une neutralité imposée aux individus où l’avis de l’individu devient celui de l’État et où aucun avis n’est permis à l’individu en dehors de celui de l’État. La neutralité ne contredit pas les libertés publiques et notamment la liberté d’opinion et d’expression, qui est et n’a cessé d’être le souffle même du Libanais. Mais cela ne veut pas dire que l’individu dans un pays neutre n’a aucune obligation envers cette neutralité. C’est une obligation similaire à celle qui impose à chacun de nous le respect des lois et de l’ordre. C’est l’obligation que la réalité libanaise devrait imposer aux individus, les convaincant de librement et volontairement refuser de prendre parti sur un moment de colère ou de caprice. La neutralité que nous voulons a pour but de protéger la politique libanaise interne, plutôt que de neutraliser la politique étrangère. Cette protection est nécessitée par la division du pays, dont l’une des parties, hors de toute structure ou volonté étatiques, s’est publiquement ralliée à deux États régionaux. Cela est plus dangereux encore lorsqu’il y a conflit entre deux concepts différents de l’État et des institutions et, partant, des décisions que notre régime démocratique engendrerait. Cela est plus dangereux encore lorsqu’il y a une grande disparité entre la culture de l’État démocratique, d’une part, et la décision unique et son imposition unilatérale, d’autre part ; lorsqu’il y a une disparité entre la culture du progrès et du développement et la culture de la guerre et de la destruction ; lorsqu’il y a une disparité entre la culture de l’édification d’un État et la culture de l’aventurisme ; lorsqu’il y a une disparité entre le principe que la sécurité est une faveur raccordée par une partie aux autres et la réalité que la sécurité est un devoir de l’État et un droit des citoyens, tous les citoyens ; lorsqu’il y a une disparité entre une partie qui prétend que ses armes ne sont pas pointées vers l’intérieur, et l’évidence que la confiscation même de la décision grâce à la possession de ces armes est en soi un retour des armes vers l’intérieur et lorsqu’il y a une contradiction au sein d’un groupe qui appelle à la construction d’un État capable alors que ses propres armes sont l’obstacle premier à l’édification de cet État. Qu’est-ce qui empêcherait le Liban, dont l’existence même est un message, d’être le message de neutralité entre les nations et les peuples ? Car ce n’est pas de fer seulement que les peuples vivent. Il y en a que le fer tue, nous en faisons partie. C’est du Liban que devrait venir la médiation de paix. C’est du cœur du Liban que devrait sortir l’initiative de sauver la région du danger nucléaire. C’est le Liban qui est le territoire le plus apte au dialogue, à la stabilité, la prospérité et la démocratie. Les peuples construisent leur patrimoine, et cela nécessite le recours à leur culture, aux leçons de l’histoire, aux bienfaits des traditions, à la sagesse accumulée à travers les temps et aux règles et aux exemples vécus ; cela est certainement plus bénéfique que les risques et l’étalage de la force au quotidien. Tout cela se déverse dans la civilisation qui donne aux principes et à l’éthique leur droit, qui rend aux institutions leur place et assure aux peuples leur dignité. Il est à noter que l’État arrête véritablement de jouer son rôle d’arbitre dans la compétition politique lorsque deux parties se font face pour arriver à la Première magistrature, où il est difficile à l’élu, dans un régime présidentiel, d’oublier les conditions de son élection. Le président libanais, qui est élu la plupart du temps par consensus interne, régional et international, qui est en général élu aux deux tiers au moins des membres du Parlement et au premier tour, lui qui est considéré en politique comme l’arbitre, lui qui est « le symbole de l’unité nationale » et la tête de l’autorité exécutive, qui, selon la Constitution, ne peut être légitime si elle va à l’encontre du Pacte de coexistence nationale ; ce président libanais, contrairement à un président élu au suffrage universel, ne peut pencher vers un axe régional ou international sans entrer en conflit avec les termes de la Constitution et perdre, par conséquent, sa légitimité. Lorsque la tête de l’État est tenue à la neutralité, conformément aux principes constitutionnels ; lorsque, sur le terrain, les mouvements et partis politiques appellent alternativement et répétitivement à un « gouvernement d’unité nationale », en présence d’une polarisation qui écartèle le pays en permanence, comment satisfaire à l’exigence d’unité nationale sans se défaire de ses allégeances extérieures et admettre la nécessité d’un recul qui ne peut se traduire que par l’adhésion au principe de neutralité ? De surcroît, ceux qui demandent aujourd’hui un gouvernement d’unité nationale exigeaient, hier encore, des décisions gouvernementales adoptées par consensus, et uniquement par consensus. Comment dès lors concilier l’unanimité au sein d’un gouvernement d’unité nationale – regroupant, par définition, toutes les contradictions du pays – sans pour autant se défaire des allégeances extérieures et s’accrocher au principe unificateur de la neutralité ? En conclusion, un des enseignements de l’histoire vient de la victoire d’un roi sur ses ennemis, mais après avoir perdu la grande majorité de son armée. À ceux venus le féliciter, il aurait dit : « J’implore la puissance divine de m’épargner une victoire similaire. » Qu’attendons-nous pour adopter la neutralité, nous protéger à l’intérieur des effets nocifs des polarisations, nous garder de l’exaltation et de la partialité, éviter les allégeances extérieures, épargnant ainsi à notre pays le calice de la victoire coûteuse, épuisante et destructrice, cette victoire qu’il nous est impossible de supporter. * Ancien député. Article paru le vendredi 17 novembre 2006
Par Salah HONEIN *

« S’il avait été donné à l’histoire d’être équitable,
elle aurait été celle des grandes idées et des civilisations,
et non celle des conquêtes et des batailles. »
« S’il avait été donné à l’histoire d’être plus élevée,
elle aurait été celle des initiatives
et des nobles traces humaines. »
(Édouard Honein)

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