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Actualités - OPINION

Impression Sous-bois

On ne sort pas beaucoup, dans la petite enfance. Pas assez. Les trois ou quatre premières années de la vie, L’univers se déroule au raz des tapis, sème des paillettes à l’aube, par le jour des volets, longe les rideaux interminables, s’enfouit dans le velours des canapés, se parfume de talc, vanille le plastique, pique les yeux à l’heure du bain, interroge les ballons, révèle le goût métallique des petites voitures et dévoile dans les livres les sortilèges des images. Un jour ou l’autre les mères, lasses des placards encombrés, viennent d’un pas ferme vous balayer tout ça. Grandir, c’est se détacher. Longs mois de cauchemars à se demander ce qui est advenu de la poupée unijambiste et du pauvre nounours borgne, et du camion sans roues qui traçait sa route en labourant le parquet. De ce naufrage qui chavire invariablement le cœur des enfants, j’ai longtemps gardé un précieux rescapé. Ce morceau de puzzle appartenait, me semble-t-il, à une illustration du Petit Chaperon rouge. Deux petites fleurs orange et vertes sur fond noir, dont l’une était mutilée par l’emporte-pièce, représentaient un bout de sous-bois. Au fond de ma poche, au creux de ma main, ce fragment était un talisman. Pour chasser l’ennui, pour me consoler d’un chagrin, il me suffisait de l’observer. Tôt ou tard, j’en étais persuadée, un être surnaturel surgirait de l’ombre. Tant de choses se cachent dans l’obscurité des sous-bois. Peut-être même existait-il un passage secret entre ces deux fleurs. Un trou recouvert de feuilles mortes par lequel on basculerait, comme Alice, à l’envers du monde. J’imaginais aisément la fraîcheur moite, l’odeur de fané, les bêtes minuscules, les créatures fantastiques, la nuit troublante qui régnaient en ce lieu. Cette pièce de carton à peine plus grande qu’un pouce m’avait d’abord fascinée, puis inquiétée, et puis elle m’est devenue un refuge. Ses spectres étaient désormais mes amis. J’ignore à quel moment je l’ai perdue. Sans doute n’y tenais-je déjà plus. Elle avait navigué dans ma mémoire. Des années, et bien des déménagements plus tard, je m’aperçois pourtant que j’y ai toujours vécu. Je n’ai rien acquis, rien emporté, rien possédé. Comme vous, j’habite le pays qui tangue, et quand le roulis se fait plus violent, je cherche au fond de ma poche mon éclat d’Atlantide. Deux petites fleurs dans une tache sombre, bornes légères d’un chemin effacé. Fifi ABOU DIB

On ne sort pas beaucoup, dans la petite enfance. Pas assez. Les trois ou quatre premières années de la vie, L’univers se déroule au raz des tapis, sème des paillettes à l’aube, par le jour des volets, longe les rideaux interminables, s’enfouit dans le velours des canapés, se parfume de talc, vanille le plastique, pique les yeux à l’heure du bain, interroge les ballons,...