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Actualités - OPINION

Beyrouth, sans hésitation !

C’était il y a presque trente ans. Et c’est aujourd’hui. Combien de «ferries», encore? Combien de fois allons-nous encore passer à la caisse? Que sont devenus les amandiers en fleur? Combien de fois encore le Liban passera-t-il en pertes et profits de toutes les lignes de faille, nombreuses, de cette terre ingrate? Quand sortirons-nous du rôle peu enviable de dommage collatéral désigné d’office? Quand cesserons-nous de compter pour quantité négligeable? On dirait que les questions se reproduisent à l’infini. Elles se bousculent dans nos cervelles. Elles se faufilent parmi tant de souvenirs et tant d’espoirs. Elles font leurs lits dans une galerie de portraits encombrants qui nous empêchent de dormir, qui nous rappellent que le prix du répit sera exorbitant, mais qui nous rappellent aussi, espérons-le, que la dignité ne s’acquière jamais à crédit. Chaque question porte en elle sa réponse, limpide et évidente. Il suffit d’ouvrir les yeux et de tendre l’oreille. Vraiment? Est-ce vraiment si simple? Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. Je ne crois plus en rien. Suis-je dans l’axe du mal? Dans celui du bien? Drôle d’emballage pour un massacre. Je n’ai plus de certitudes. À vrai dire, je n’en ai plus depuis un moment. Certains semblent en avoir à revendre. Ils sont autour de moi. Ils me cernent. Toutes ces hordes bourrées de certitudes m’envahissent et ne me laissent pas le temps de souffler. Aucun répit. De toute façon, aucun ferry, jamais, ne pourra nous mettre hors de portée. Les gens ont comme ça, des lubies, parfois, qui les font s’attacher à leur terre, ou pire, à l’idée qu’ils s’en font. Allez comprendre. Et donc, je résiste. Je me suis servi deux fois du «hommos». Oublié le scotch on the rocks du soir : c’est de l’arak, maintenant. J’ai l’arak militant! J’ai le glaçon militant! Plus d’expresso: du café turc à la cardamome. Fort, très fort. Et le narguilé, bien sûr. Du tabac «ajami», du vrai, pas de la mélasse infâme à la mode chez ceux qui ne savent pas résister. Ma panoplie est presque complète, je suis prêt. Va savoir pourquoi, aux quatre coins du monde, des gens semblent actionnés à distance par un mécanisme invisible, une force discrète et puissante à la fois, qui les bascule dans la nostalgie et le mythe. Qui les fait rêver, sans cesse, à cette lumière, tantôt douce et tantôt aveuglante, qui a fait d’eux ce qu’ils sont, en fin de compte. Parce que leur désir de Liban et d’Orient n’est pas une lubie, mais un besoin viscéral, urgent, non pas simplement de connaître, d’affirmer ou de revendiquer une appartenance, mais de crier à la face de la terre un choix de vie bariolé et multiple. Parce que le monde est plein d’endroits merveilleux et surprenants, parfois même accueillants et bienveillants, mais demeure ce désir, enfoui mais ardent, d’une couche de chèvre, de l’ombre d’un figuier, d’une source rencontrée sur un sentier parfumé au thym sauvage. Parce qu’on ne guérit jamais du Liban. Toute tentative d’oubli est inutile, toute fuite est vaine. Parce qu’il y a quelque chose de profondément rassurant dans le regard de ceux qui t’ont toujours connu. Ils ne savent pas toujours ce que tu es devenu, mais ils savent exactement d’où tu viens. Ils sont persuadés que même si tu as sillonné le monde, même si tu as gravi beaucoup de marches, même si tu t’es laissé aller à toutes les vanités, tu restes le petit garçon qui a piétiné leurs potagers, qui leur a brisé un ou deux carreaux, mais qui courrait volontiers faire une petite course pour tante Saïdé, la vieille voisine fatiguée. Tu restes le fils d’untel, préposé à la lecture des Épîtres, d’une voix fluide et assurée, débitant les horreurs de Paul de Tarse, en pensant au printemps, mais pas encore à ses amours, devant tout le village, admiratif. Quels que soient tes sacrifices consentis, dont celui, immense, d’avoir abandonné cette terre, ils te reprochent, avec une infinie douceur mêlée d’envie, facile à deviner, de les avoir abandonnés. Penses-tu vraiment qu’il soit possible de croiser ce genre de regard à Paris, à New York, à São Paulo ou ailleurs? Tu crois vraiment qu’il y a un seul endroit au monde, ailleurs qu’au Liban, où les gens vont t’apostropher, toi qu’ils n’avaient jamais vu, en te disant, les larmes pas loin des yeux : tu es des nôtres?! On a connu ton père petit! On a même connu ton grand-père petit, de retour d’Afrique, d’Amérique du Sud ou du Nord. On connaît ta généalogie sur le bout des doigts: c’est à peu de choses près la nôtre! Enfant du pays: avec nos gueules de métèques et les noms que l’on se trimballe, il n’y a que là que l’on n’est pas obligé d’épeler trois fois son nom pour réserver dans un restaurant. Il n’y a que là que l’on regarde le cèdre qui orne ton passeport avec bienveillance. Il n’y a que là que nos défauts, surtout nos défauts, sont compris et tolérés. Parce qu’on peut se la raconter, être les champions de l’intégration, des Levantins délicieux, indispensables à nos pays d’accueil, des voisins charmants, de bons pères de famille. Ah! Ces enfants qui parlent plusieurs langues. C’est quelque chose! Et pourtant, notre horlogerie interne est conçue pour le soleil. Ce soleil-ci, précisément! L’intime mécanique qui nous fait nous mouvoir, respirer, manger est huilée par sa lumière. Même notre chimie, pour imprévisible qu’elle soit, a besoin de sa chaleur pour aimer, pour étreindre et pour essayer de croire en Dieu. Parce qu’on peut toujours se laisser aller à un certain snobisme, éprouver une sorte de rejet, une gêne diffuse, un malaise indéfini d’appartenir, précisément, à une terre et à un peuple, multiples, là encore, mis à l’index par ceux qui vous ont, malgré tout, accueillis. On peut même, dans un accès d’orgueil, se croire au-dessus de cette mêlée-là, pas assez chic, trop bruyante, trop exubérante. Mais c’est une voie sans issue, c’est un non-sens. S’enferrer dans cette impasse et oublier que le tarbouche de votre grand-père est accroché sur le vieux chêne de la place du village, c’est perdre de vue l’essentiel. Parce qu’on peut continuer à faire les autruches, crier haut et fort, une fois encore, que c’est une guerre des autres qui se déroule chez nous. On peut également prétendre que les Israéliens ne s’en prennent qu’à une excroissance maligne qui a envahi notre société, et que de ce drame absolu jailliront in fine notre salut éternel et un monde nouveau plus supportable, forcément. Mais les faits sont têtus. Mon Dieu ce qu’ils sont têtus! Pour la première fois de notre courte, ou très longue, histoire, nous sommes des victimes intégrales. Pour un acte de guerre insignifiant, certes condamnable, certes déraisonnable, certes inutile, une destruction systématique de tout un peuple et de tout un pays s’est mise en branle. La promesse de nous ramener vingt ans en arrière est tenue. Tu m’excuseras si devant ce désastre j’envoie au diable les motivations des uns et des autres. Si le salut de Tel-Aviv passe par la destruction de Beyrouth, je choisis mon camp, camarade. Beyrouth, sans hésitation aucune. Sacha ABOUKHALIL
C’était il y a presque trente ans. Et c’est aujourd’hui. Combien de «ferries», encore? Combien de fois allons-nous encore passer à la caisse? Que sont devenus les amandiers en fleur? Combien de fois encore le Liban passera-t-il en pertes et profits de toutes les lignes de faille, nombreuses, de cette terre ingrate? Quand sortirons-nous du rôle peu enviable de dommage...