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Actualités - OPINION

Les raisons d’une participation turque à la Finul

La participation éventuelle de la Turquie à une Finul renforcée au Liban-Sud revêt une signification particulière et soulève la question du rôle essentiel que ce pays est amené à jouer sur l’échiquier géopolitique régional dans le contexte actuel de réveil de l’islamisme et de confrontation entre l’Iran et l’Occident. On ne peut comprendre ce rôle sans un bref rappel historique. Depuis le déclin de l’Empire abbasside, deux peuples ont dominé la région : les Turcs et les Perses. Quant aux Arabes, leur poids politique est devenu négligeable, et le demeure, serait-on tenté de dire. Après la victoire de Sélim 1er sur les Mamelouks en 1517, l’Empire ottoman étendit sa domination à l’ensemble du monde arabe, à l’exception du Maroc, et continua à gouverner le Levant jusqu’à son démembrement à l’issue de la Première Guerre mondiale. Cette victoire avait été précédée par celle qu’il remporta en 1514 à Tchaldiran, près du lac de Van, sur shah Ismaïl, fondateur de la dynastie safavide qui fit du chiisme la religion d’État de l’Iran. Durant cette bataille, l’artillerie ottomane faucha les cavaliers kizilbachs, dont l’esprit de sacrifice pour la cause chiite préfigure celle des combattants du Hezbollah. À partir de cette époque et jusqu’au XIXe siècle, le sultan-calife incarnait la lutte du sunnisme face au chiisme. Il bénéficiait de ce fait de la loyauté de la majorité de ses sujets arabes qui voyaient également en lui un rempart contre l’impérialisme européen. Les choses commencèrent à changer en 1908 après la révolution des Jeunes Turcs dont le panturquisme suscita par réaction un nationalisme arabe, à l’origine d’un divorce psychologique qui subsiste toujours entre les deux peuples. Un tournant encore plus radical se produisit après l’instauration de la République kémaliste. En rupture totale avec son passé impérial, pluriethnique et multiculturel, l’État-nation turc abandonna aussi bien l’ottomanisme prônant l’union des peuples de l’Empire que le pantouranisme d’Enver Pacha, ou le panislamisme hamidien pour un ultranationalisme qui conduisit à l’expulsion de presque tous ses citoyens grecs ainsi que des survivants du génocide arménien de 1915. Considérant que l’islam était responsable du retard de la Turquie sur l’Occident, Mustapha Kemal entreprit d’en changer l’identité en lui imposant une laïcisation intransigeante et une occidentalisation forcée. Rejetant tout ce qui était oriental dans sa culture, la Turquie kémaliste voulait créer un nouvel homme turc dépouillé de tout signe extérieur rappelant sa parenté avec l’islam, comme en témoigne la « loi du chapeau » interdisant le port du fez, ou le remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin. En politique étrangère, elle se désintéressa totalement de ses voisins arabes et, alors que l’Empire ottoman fut durant quatre siècles l’État phare de l’islam, Ankara tourna le dos pendant cinquante ans au monde musulman. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’aboutissement logique de cette mutation fut la participation de la Turquie à l’OTAN au sein de laquelle elle joua un rôle essentiel face à la menace soviétique, puis sa candidature d’adhésion à l’Union européenne, dont le principe a finalement été accepté en octobre 2005, après bien des réticences et avec beaucoup de réserves de la part de cette dernière. La fin de la guerre froide n’a pas empêché la Turquie de rester un allié essentiel des États-Unis malgré le différend surgi entre les deux pays quand le Parlement turc refusa la demande américaine d’utilisation de son territoire pour sa deuxième guerre contre l’Irak. Ses liens très étroits avec Washington ont conduit également la Turquie à se rapprocher d’Israël, avec qui elle a signé un accord de coopération militaire, au grand dam des pays arabes et en particulier de la Syrie dont elle contrôle l’approvisionnement en eau de l’Euphrate. Cependant, depuis les années 1990, ce choix de l’Occident et de l’Europe est moins exclusif, et la Turquie recommence à s’intéresser à ses voisins de l’Est et du Sud. Deux facteurs expliquent cette évolution. D’une part, l’implosion de l’Union soviétique, qui a ouvert à Ankara des perspectives considérables de coopération avec les nouvelles républiques turcophones du Caucase et d’Asie centrale, au plan politique, économique et culturel. Et, d’autre part, la réislamisation du pays qui a entraîné un recul du kémalisme pur et dur, défendu par l’armée, gardienne de la laïcité, et l’arrivée au pouvoir de partis islamistes autrefois frappés d’interdiction. C’est ainsi que le gouvernement dirigé par Recep Tayyip Erdogan (chef du parti islamiste modéré AKP) considère que l’ancrage européen de la Turquie n’est pas incompatible avec son appartenance au monde islamique et une plus grande implication dans les affaires du Moyen-Orient. La Turquie fait donc désormais partie à la fois de l’OCDE et de l’Organisation des pays islamiques dont le secrétaire général est un Turc. Aux opposants de l’adhésion de la Turquie à l’UE, ils font valoir que celle-ci constituerait au contraire un démenti à la théorie du « choc des civilisations », sans compter qu’elle apporterait à l’Europe un surcroît de puissance politique et militaire et de profondeur géostratégique. De fait, tout en faisant partie du camp occidental, la Turquie est la seule puissance avec l’Iran qui peut prétendre jouer le rôle d’État phare du monde musulman et faire contrepoids à la Russie dans le Caucase et l’Asie centrale. Aucun autre pays musulman ne possède à la fois tous les atouts dont elle jouit : position géographique de pivot stratégique entre la Méditerranée et la mer Noire, l’Asie et l’Europe et au centre de la zone de tous les dangers ; population de 72 millions d’habitants ; poids économique ; puissance militaire ; influence auprès des peuples turcophones ; appartenance au sunnisme majoritaire au sein du monde musulman ; enfin, un islamisme modéré et la démocratie qui servent d’antidote au fondamentalisme islamique et de contre-modèle à la théocratie iranienne. La manifestation la plus récente de ce rôle de pivot stratégique régional est l’inauguration en juillet 2006, avec la bénédiction américaine, et la présence d’une délégation israélienne de l’oléoduc Bakou, Tbilissi, Ceyhan, destiné à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la Méditerranée, et de là, plus tard, au port d’Ashkelon. Contournant le territoire de la Russie, cet oléoduc passe à travers l’Azerbaïdjan et la Géorgie qui, comme la Turquie, sont des alliés de Washington, et s’inscrit dans le cadre de l’objectif stratégique essentiel des États-Unis de contrôle des hydrocarbures de la région. La participation éventuelle de la Turquie à la Finul, au cas où les réserves de la communauté arménienne seraient surmontées, constituerait d’autre part une manifestation de l’importance grandissante de son rôle en tant que facteur de stabilité au Moyen-Orient. L’appoint de contingents musulmans est une condition indispensable à l’envoi de troupes européennes au Liban-Sud. Et une présence militaire turque sur le terrain convient aussi bien aux États-Unis et à Israël qu’aux pays arabes sunnites modérés. Seule en effet la Turquie peut faire contrepoids aux visées hégémoniques iraniennes sur la région. Ibrahim TABET (Auteur de De l’Altaï à l’Europe, une histoire de la Turquie)
La participation éventuelle de la Turquie à une Finul renforcée au Liban-Sud revêt une signification particulière et soulève la question du rôle essentiel que ce pays est amené à jouer sur l’échiquier géopolitique régional dans le contexte actuel de réveil de l’islamisme et de confrontation entre l’Iran et l’Occident. On ne peut comprendre ce rôle sans un bref...