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Actualités - OPINION

Partir ou rester…

Beyrouth, 8h du matin. Les rues sont quasi désertes, les trottoirs sont sales, les murs sont tristes, Beyrouth est sous blocus. Seuls ceux qui veulent partir sont amassés là, comme du bétail, devant les drapeaux de leur pays, en une file indistincte et désordonnée. C’est à qui pourra arriver le premier pour profiter de la chance inespérée de quitter Beyrouth. Beyrouth, 10h du matin, 35 degrés. Deux heures que je suis là et déjà je n’en puis plus. Cette impression de profonde humiliation ne me quitte pas depuis mon arrivée. Derrière moi un enfant pleure. Lui aussi ne comprend pas pourquoi il est là. Pourquoi sa mère le garde dans ses bras, debout en plein soleil. Beyrouth, midi, 36 degrés à l’ombre. Enfin, ils ont accepté de faire rentrer mon père, vieux et malade, à l’intérieur. Moi je dois attendre dehors avec les bagages multipliés par deux et patienter… comme tous les autres, comme cette femme qui tient un enfant d’une main, un bébé dans une poussette et un vieillard (son père) qui ne cesse de lui demander pourquoi ils sont là, pourquoi ils ne peuvent rentrer à la maison, pourquoi ils doivent rester plantés ici. Des heures que nous sommes là, sans boire ni manger. Un homme propose de compter les arbres pour mesurer la distance parcourue par heure. Un autre interpelle un soldat et lui demande une place à l’ombre pour sa femme enceinte. Le militaire réplique qu’elle pourrait rentrer, mais que ses trois enfants de 2, 3 et 4 ans devront l’attendre dehors, sous le soleil de midi. Le bébé dans ses bras pleure. Elle n’accepte pas de les abandonner. Beyrouth, 14 heures, sous le chapiteau. Enfin, on nous demande nos papiers d’identité. La sécurité semble assurer par la pire racaille ramassée dans les rues de Beyrouth. C’est auquel saura le mieux insulter, humilier. Il faut mériter son passeport …On demande à un homme de déguerpir de la file, sa femme, impuissante, le regarde s’en aller. Elle n’a que ses larmes pour protester. Port de Beyrouth, 16 heures, huit heures déjà que je suis là… Attente, vérification des papiers d’identité, attente, revérification des papiers d’identité. Nous n’avons pas encore eu le privilège de nous asseoir. Encore moins celui d’être informés. Mais c’est vrai, nous ne sommes que des réfugiés, nous n’avons plus les mêmes droits… Tout commence à se mélanger dans ma tête. Je ne me rappelle plus très bien ni comment ni pourquoi je suis partie. La vie était si insupportable à Beyrouth ? Je veux rentrer chez moi… Chypre, 3h30 du matin. Le voyage en bateau s’est bien passé, nous avons même pu gagner quelques heures de sommeil. Je n’ai cependant pas très bien compris pourquoi on nous a réveillés à 1h du matin, pour nous entasser deux heures et demie durant dans les escaliers du navire, attendant la sortie. Il semble que le nettoyage du navire était plus important que la santé des gens à bord. C’est seulement à 6h du matin, après des tournées interminables en bus, et toujours sans information aucune sur le trajet, que nous sommes débarqués dans un stade sportif. On apprend qu’on ne pourra encore nous dire si le départ en avion sera possible pour aujourd’hui. Chypre, deux heures plus tard. Nous pourrons prendre un vol à 11 heures. Il faut d’abord récupérer les valises. Après vingt-quatre heures d’un voyage épuisant, nous sommes invités, ou plutôt menacés par un soldat vociférant, à assurer nous-mêmes la manutention des valises, sous peine de croupir sous le soleil du matin. Peut-être aurait-il encore mieux valu rater l’avion, réflexion que je me fais lorsque je vois l’engin de la Luz Air, censé assurer la dernière phase du rapatriement. Douze heures de vol, une heure d’attente à Lisbonne, sans possibilité de sortir de l’avion. Les cinq premières heures sont les pires : une seule toilette fonctionnelle pour plus de 250 passagers, ni couverture ni oreiller et, en guise de repas, un morceau de pain… Aéroport de Montréal, 36 heures plus tard. L’arrivée en terre promise. Je suis si fatiguée que je ne comprends plus très bien les dernières consignes. Je me dis qu’après tout nous sommes chanceux, que d’autres ont dû endurer 76 heures de mauvais traitements avant d’arriver à bon port, que certains ont dormi deux jours dans un gymnase à Chypre avant d’être évacués, que d’autres ont attendu trois jours sous le soleil de Beyrouth avant d’être embarqués. Une voix en moi n’a cessé de murmurer que j’aurais mieux fait de rester dans Beyrouth assiégée. Lama KABBANJI
Beyrouth, 8h du matin. Les rues sont quasi désertes, les trottoirs sont sales, les murs sont tristes, Beyrouth est sous blocus. Seuls ceux qui veulent partir sont amassés là, comme du bétail, devant les drapeaux de leur pays, en une file indistincte et désordonnée. C’est à qui pourra arriver le premier pour profiter de la chance inespérée de quitter Beyrouth.
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