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En recyclant la guerre, mon père m’a montré le ciel

J’ai un trou de mémoire, et je me retrouve à Saïda, à 1 kilomètre du camp de réfugiés de Aïn el-Héloué. Pour voisins une cheikha el-Khazen, mariée à un non moins cheikh Rizcallah, fraîchement débarqués du Kesrouan. Au premier, les Mroué, qui venaient de rentrer d’Afrique, au deuxième, les Assaad. Ils avaient des garçons, et des filles surtout, de mon âge. Même école, même classe, comme dans une histoire banale d’avant-guerre. Étourdi que j’étais, quand je m’oubliais à midi, à bord du bus qui nous ramenait à la maison, j’étais accueilli chez les Joumblatt, où je mangeais de la très bonne kafta. À l’école, j’avais pour ami un Osseirane avec qui je me trouvais toujours en compétiton au moment du concours annuel de la Mission culturelle française. Je dois lui avouer aujourd’hui qu’il était le plus fort. Avec Mohammad, mon ami palestinien, après avoir arrosé le jardin de ma mère, tous les deux nous nous attaquions aux orangeraies voisines avant de laisser chacun un long clou sur les rails du chemin de fer, pour ne le récupérer que le lendemain, plat, pointu et brillant. C’était nos premiers canifs suisses. Je n’ai jamais compris pourquoi au-delà de Damour, on évaluait toujours la surface des terrains en dounoums, et j’étais là, la première fois qu’un hélicoptère a survolé une plantation pour asperger un pesticide au Liban-Sud. Il y avait beaucoup de dounoums à asperger. 1967 : l’insulte, l’opprobre. Pourtant, nous avions tous, les copains, monté notre stratégie de riposte, plans à l’appui. Entre la VIe Flotte et les Russes, c’était à qui arriverait au secours en premier. Mais cette année, les Russes nous lâchèrent. Qu’à cela ne tienne, ce serait pour la prochaine, le temps d’ôter le papier bleu de nos fenêtres, ce papier qui nous rendait invisibles aux yeux de l’ennemi, la nuit tombée. Et mon père n’avait pas lésiné. On ne rigolait pas avec le couvre-feu : aucun rai de lumière ne devait filtrer, il connaissait ça, lui. Toutes les fenêtres avaient été couvertes. Dans son zèle, ma mère avait couvert les lustres et les abat-jours. Ce même été, comme chargé d’une mission, excité et impatient comme il savait l’être, mon père s’attela à la tâche de nous apprendre à construire un cerf-volant. Il fallait du fil, facile à trouver, des tiges de roseau ou de canne à sucre, mais des grosses, comme celles que l’on trouvait à Rmeilé, et du papier. Ce n’était pas le papier qui manquait, d’un bleu marine, très élégant. Ma mère l’avait conservé, pour la prochaine guerre peut-être, ce papier qui nous avait rendus moins vulnérables durant les six jours des hostilités. C’est avec ce même papier que mon père m’apprit à faire un cerf-volant. Une fois terminé, il était beau, très beau. Ma mère nous taquinait : trop lourd, gâchis de papier. Mais mon père était en transes, il n’en fumait plus. Il faut dire que ce cerf-volant, sans prétention, était ma fierté. De Saïda à Jezzine, aucun gamin n’en avait d’aussi beau. Il volait haut, on perdait pied, il vous coupait le souffle. Mes copains juraient l’avoir vu depuis Tyr. La maison était devenue un artisanat où je prodiguais des conseils : les cerfs-volants n’avaient plus de secret pour moi. Cet été, j’avais appris à regarder le ciel, en suivant mon cerf-volant. Avant l’heure, avant l’ère, mon père sans s’en douter venait de recycler un peu la guerre. Merci Alexandre ! Jean-Claude DELIFER Montréal, CANADA P.S. : Les évènements, ainsi que les personnes citées, ne sont pas fictifs, ils ne sont que trop chers pour moi, et je les salue tous et toutes.

J’ai un trou de mémoire, et je me retrouve à Saïda, à 1 kilomètre du camp de réfugiés de Aïn el-Héloué. Pour voisins une cheikha el-Khazen, mariée à un non moins cheikh Rizcallah, fraîchement débarqués du Kesrouan. Au premier, les Mroué, qui venaient de rentrer d’Afrique, au deuxième, les Assaad. Ils avaient des garçons, et des filles surtout, de mon âge. Même...