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Actualités - OPINION

Réponse à Marc Chartouni Tu ne seras jamais « collabo »

Mon cher Marc, Je me permets de te tutoyer et de répondre à ton courrier paru dans L’Orient-Le Jour du 3 juin 2006, car si je ne suis pas ton père, que Dieu te le garde très longtemps, j’aurais pu l’être. Comme lui, je suis un enfant de la guerre qui ne se retrouve pas dans l’après-guerre et je suis sûr qu’à seize ans mes enfants m’adresseront les mêmes remarques que tu lui adresses aujourd’hui. J’étais un peu plus jeune que toi quand la guerre a éclaté et j’ai dû, bon gré mal gré, grandir avec elle. Je ne vais pas te la décrire, elle est trop horrible et encore trop proche. Beaucoup trop d’entre nous ont donné leur sang et leur seize, dix-huit ou vingt ans pour ces idéaux. Malheureusement beaucoup d’autres, beaucoup trop d’autres y sont entrés avec des antivaleurs et des anti-idéaux et hélas, trois fois hélas, ce sont eux qui sont restés, qui ont continué dans la guerre et qui se sont imposés dans l’après-guerre. Tu les appelles collabos, cela me convient parfaitement, surtout si tu acceptes que ce terme ne soit pas pris en son sens littéral et qu’il puisse couvrir non seulement ceux qui ont effectivement collaboré mais aussi tous ceux qui ont utilisé le bien public à des fins personnelles. Puis il y a eu l’invasion israélienne ; ils ont transformé Beyrouth en Stalingrad. Soudain, on a eu une lueur d’espoir : Béchir a été élu président de la République. Attention, mon cher Marc, ne me comprends pas mal, ce n’était pas Béchir le chef de guerre qui nous avait redonné espoir, mais le Béchir qui a commencé à rêver son projet pour un nouveau Liban uni et libre qui aurait répondu à nos valeurs. Mais bien vite tous nos rêves se sont brisés. Béchir a été tué et le Liban est reparti pour un tour. Alors là, les collabos s’en sont donné à cœur joie, je n’ose même pas t’en parler. Et puis il y a eu la guerre de la Montagne, la guerre de Beyrouth, les mouvements de population de l’est de Saïda, les batailles dans la banlieue sud, bref de quoi nous faire perdre tout espoir. À ce moment-là, moi-même je suis parti. Je suivais de Paris ce qui se passait ici et je croyais ne plus jamais revenir. À cette époque-là, j’étais un peu plus âgé que toi, j’ai écrit une lettre à mon père qui ressemble un peu à la tienne. Elle avait un ton différent de celui de ta lettre, car ton père est à côté de toi, tu peux exiger beaucoup de lui, moi j’étais déjà parti. J’écrivais surtout pour m’expliquer, pour lui expliquer pourquoi je ne réaliserai pas mon projet à côté de lui. Je lui ai dit que les armes qu’il m’avait données pour réussir dans la vie, à savoir les études universitaires, les valeurs humaines, la tolérance et le respect de l’autre, n’étaient pas les bons outils pour réussir au Liban, et comme je ne voulais pas devenir collabo, je n’avais d’autre choix que de partir. Mon père, comme le tien, mon cher Marc, fit publier ma lettre dans L’Orient-Le Jour en 1987 ou 1988, je ne me rappelle plus vraiment. Je n’arrivais pas à me désintéresser du Liban et je suivis donc les fameuses guerres dites de libération et d’annulation. Je les qualifierais plutôt toutes les deux de guerres d’autodestruction. Je gardais le contact avec des amis plus jeunes que moi qui y croyaient et qui se battaient comme des lions. Parmi eux, il y en avait qui tombaient tous les jours et quand je leur parlais de mes désillusions et que je leur montrais ma crainte pour eux, ils se moquaient de moi en pensant réussir là où ma génération avait échoué. Eux aussi, au bout d’un moment, se sont mis à débarquer à Paris, il en manquait beaucoup à l’appel et ils avaient tous perdu leurs illusions. La chose qui m’a le plus choqué quand je suis rentré à Beyrouth pour participer à la reconstruction, c’était « le chacun pour soi ». Je me disais qu’aux pires moments de la guerre et malgré toute l’horreur et la violence, il y avait des jeunes de vingt ans qui sacrifiaient leur vie pour une idée qu’ils se faisaient du Liban. À quelque bord qu’ils appartiennent, ils méritent tous le respect. Mais là, dans cette société nouvelle, totalement individuelle, qui ne se soucie que d’argent, qui donc mérite le respect ? Plus tu montais dans l’échelle des « collabos », plus les gens te respectaient. Notre société bien pensante, toutes nos associations professionnelles, scientifiques, académiques, tous ceux qui avaient fait la grandeur et la richesse du Liban se retrouvaient à chercher le patronage ou la bienveillance de tel collabo ou de tel autre. Nous avions complètement perdu notre sens des valeurs et nos illusions, et nous avions tous bien sagement développé, à des degrés divers, chacun son syndrome de Stockholm personnel et on s’en accommodait. Ce n’est que quand ils ont assassiné Rafic Hariri que nous avons vu rouge. Il y a eu le 14 Mars, et je dois t’avouer mon cher Marc, que nous y avons cru. Oui, malgré toutes nos désillusions passées, malgré tous nos rêves évanouis, nous y avons cru. C’est pour toi Marc et à cause de toi que nous y avons cru, pour toi et tous tes copains. Si vous ne vous étiez pas couchés dans les tentes, si vous n’aviez pas affronté à mains nues tous ceux qui pariaient que vous ne tiendrez pas une journée, nous ne serions pas descendus dans la rue, nous n’aurions pas cru. Vous nous avez redonné foi en notre pays et en son avenir ; vous nous avez redonné foi en vous. Nous avons tous marché, le 14 Mars, nous avons marché pour notre avenir, nous avons marché pour vous. Nous avons marché pour effacer la honte de la collaboration, nous avons marché pour tous les Libanais qui sont tombés au champ d’honneur, nous avons marché pour nous excuser de les avoir oubliés si longtemps, nous avons marché pour tous ceux qui sont encore emprisonnés, nous avons marché pour apaiser notre conscience. Nous avons marché car nous avons repris conscience. Après, Marc, je n’ai plus rien compris, je ne peux plus rien expliquer, nous avons tout perdu. Mais attends, Marc !... Ne pars pas. Toi tu es là, tu es l’avenir du Liban. Ta réaction et ton courrier sont les choses les plus saines qui puissent arriver aux jeunes de ce pays. Va, retrouve tes camarades du 14 Mars. Vous êtes l’avenir du Liban. N’écoutez pas ceux qui se disent nos leaders politiques, ne les suivez pas. Vous n’aviez pas besoin d’eux dans les tentes et vous avez fait de grandes choses, c’est quand vous les avez suivis que les choses ont commencé à se gâter. Le Liban est le pays des occasions manquées et des illusions perdues, c’est sans doute vrai. Le Liban est un pays qui immole ses enfants pour honorer ses oppresseurs, c’est vrai aussi. Mais le Liban est surtout un message, ne l’oublie jamais. Jean-Paul II avait dit aux Européens de l’Est au début de son pontificat : « N’ayez pas peur », ils ont détruit le Mur de Berlin et brisé l’empire soviétique. Tu feras ce que tu voudras, Marc, mais tu ne seras jamais « collabo ». Joseph OTAYEK
Mon cher Marc,
Je me permets de te tutoyer et de répondre à ton courrier paru dans L’Orient-Le Jour du 3 juin 2006, car si je ne suis pas ton père, que Dieu te le garde très longtemps, j’aurais pu l’être. Comme lui, je suis un enfant de la guerre qui ne se retrouve pas dans l’après-guerre et je suis sûr qu’à seize ans mes enfants m’adresseront les mêmes remarques que tu lui...