Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

Spécial - LE FIGARO Avec les derniers nomades d’Amazonie

Pascale Mariani et Roméo Langlois Voilà des années que Kiradji et sa compagne Wewepa, doyens du peuple Nukak Maku, voulaient voir San José del Guaviare. Les jeunes Indiens de leur campement avaient souvent raconté les merveilles de cette ville de garnison perdue dans les jungles du Sud-Est colombien : l’aéroport et les voitures, la musique et la nourriture à profusion. Et des Blancs plutôt bienveillants envers ces visiteurs tout juste sortis de leurs forêts. Les Indiens Nukak Maku sont l’une des dernières tribus nomades d’Amazonie. En moins de vingt ans, ils ont troqué les mâchoires de piranha contre des paires de ciseaux. La nuit est tombée d’un coup. Les lumières de San José défilent sous les yeux de Kiradji et Wewepa, immobiles à l’arrière d’une camionnette grinçante. Crânes rasés à la mode nukak, les deux vieillards posent leurs pieds nus sur le bitume encore chaud. Ils sont gauches dans leurs habits donnés par des Blancs. La ville gronde. Les clients du café les observent avec intérêt. Wewepa sursaute à l’entrée d’un soldat. Le jus de fruits glacé arrache à Kiradji une moue de surprise, la paille en plastique lui évoque une sarbacane miniature. Il se fait tard à présent. Le Guaviare est en guerre et la route fermée la nuit. Les autres Indiens vont s’inquiéter. La camionnette ramène les vieux Nukak au camp de réfugiés d’Aguabonita, à une quinzaine de kilomètres de San José, aux portes de la jungle. «Nous aimons la ville», conclut le vieil homme. Cent trente-huit Nukak Maku, dont une moitié d’enfants, ont échoué sur ce terrain en friche. Leurs hamacs se balancent sous des toits de branchages recouverts de bâches en plastique. Les hélicoptères de la base militaire voisine hachent l’air au-dessus de leurs têtes. Des gamins nus jouent avec des singes apprivoisés. Et dans les bois alentour, les hommes chassent à la sarbacane des primates plus gros avec des fléchettes au curare, ou abattent des arbres à la recherche de baies et de miel. Une partie de ces Nukak «déplacés» est arrivée en novembre, l’autre en mars, après cinq mois de marche. Ils parlent mal l’espagnol et les raisons de leur exil sont confuses. «Les Nukak verts nous ont dit de partir», expliquent-ils simplement. C’est ainsi qu’ils appellent les guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), ces « nomades » armés aux treillis vert olive. Le territoire nukak est devenu un bastion des Farc. Et depuis quelques années, les milices paramilitaires tentent de leur arracher le contrôle des champs de coca de la région. L’armée bombarde régulièrement la réserve, à une centaine de kilomètres à l’est de San José. C’est un sanctuaire impénétrable, un peu plus grand que la Corse. On dit que les guérilleros y cachent leurs otages. Que des Indiens auraient servi de guide à leurs ennemis. Et même qu’un clan de Nukak – peuple qui ignore la propriété privée – aurait un jour pillé un stock de vivres des rebelles. Bref, « les Nukak voient des choses, suggère un spécialiste de la région. Le conflit s’est intensifié et ils sont devenus indésirables. » Résultat : depuis 2003, la moitié des 500 derniers Nukak ont fui vers la capitale régionale. Mais, selon le médecin Javier Maldonado, qui travaille avec l’association Ecogente auprès des Indiens du Guaviare, « les Nukak étaient déjà attirés par la ville, et le conflit armé n’a peut-être été que le facteur déclencheur de l’exode ». Dans les années 60, les premiers colons du Guaviare parlaient déjà de ce peuple de chasseurs-cueilleurs. Les Nukak Maku vivaient nus, en petits groupes familiaux, dans l’anonymat de la jungle. On leur prêtait des intentions cannibales. Mais c’est seulement en 1988 qu’est « découverte » la mystérieuse ethnie, quand une cinquantaine de femmes et d’enfants nukak arrivent épuisés et malades à Calamar, autre ville du Guaviare. « Personne ne comprenait leur langue. Personne n’a jamais su pourquoi ils étaient arrivés là », se souvient l’anthropologue Jorge Restrepo. Le monde l’ignorait, mais, à cette époque, une partie de la Bible était déjà traduite en nukak. « Des évangélistes américains étaient parvenus à les approcher depuis 1985, poursuit Jorge Restrepo. Ils avaient construit une piste d’atterrissage au cœur de la forêt. » La mission des évangélistes était devenue une halte obligée dans les longues marches des Nukak. Après deux mois de tergiversations, les cinquante Nukak de Calamar sont finalement ramenés chez eux. Ils racontent le monde occidental à leurs frères restés en forêt. Le récit de leurs aventures fait sensation. Et au début des années 90, les Nukak, d’un naturel curieux, partent à la rencontre des colons puis commencent à travailler dans leurs champs de coca contre quelques outils. « On s’est bien fait arnaquer », s’indigne Maobé, l’un des rares à parler espagnol. Les premières années, 40% des Nukak meurent des maladies des Blancs : grippes, pneumonies ou paludisme. Comme les anciens sont les premiers touchés, « toute la chaîne de transmission du savoir s’est rompue. Et aujourd’hui encore, on ne sait pas grand-chose des Nukak », précise Jorge Restrepo. Au camp d’Aguabonita, les derniers nomades d’Amazonie goûtent les plaisirs de leur nouvelle vie de sédentaires. Les habitants de San José viennent les filmer en famille. Les journalistes leur apportent des cadeaux. Le gouvernement leur prodigue soins médicaux et aide alimentaire. « Nous ne pourrions être plus heureux, explique Piyapé. Nous étions si fatigués de marcher dans la jungle... » « En forêt, la vie des Nukak est très dure, confirme le médecin Javier Maldonado, qui commence à plaider en nukak. Ils se lèvent en se demandant s’ils trouveront à manger. Ici, ils voient les étals des commerces et se disent : ces gens-là ont résolu depuis longtemps le problème de la nourriture. » Les Nukak veulent maintenant des vélos, des casquettes, des chaussures, « et des billets ! » ajoute l’un d’eux, hilare. « Ils vivent leur lune de miel avec le monde moderne, conclut le jeune médecin. Mais arrivera un moment où ils devront décider eux-mêmes de leur avenir. » Une notion encore très floue pour les Nukak. Reviendront-ils dans leur forêt quand la guerre cessera ? Songeur, Piyapé reste évasif et s’enquiert du prix d’un téléphone portable. « Je crois que je vais en acheter un », conclut-il après réflexion.
Pascale Mariani et Roméo Langlois

Voilà des années que Kiradji et sa compagne Wewepa, doyens du peuple Nukak Maku, voulaient voir San José del Guaviare. Les jeunes Indiens de leur campement avaient souvent raconté les merveilles de cette ville de garnison perdue dans les jungles du Sud-Est colombien : l’aéroport et les voitures, la musique et la nourriture à profusion. Et des Blancs...