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La fronde du judiciaire

Il a fallu un coup de force des juges pour que le gouvernement en général, mais aussi et plus particulièrement le ministre de la Justice, Charles Rizk, se décident à agir. Tel qu’ils auraient dû le faire, par respect du droit, il y a longtemps. Antoine Kheir a beau être calme, la patience a des limites. Son initiative de proposer au gouvernement, par le truchement d’une commission ad hoc, les noms des cinq membres restants du CSM ne fait que placer les politiques devant leurs responsabilités. Une initiative encore plus louable dans le sens où elle s’efforce de faire prévaloir le respect du droit sur la politique, de « juridiciser » en quelque sorte la pratique du politique et de garantir l’indépendance de la magistrature à l’égard de l’Exécutif (mais aussi et indirectement du Législatif). Cela, même s’il faut passer par un petit, mais combien nécessaire, détour. Même s’il faut contourner de manière ponctuelle le droit. Or quelle règle ont-ils enfreinte, les membres de la commission (et parmi eux le brillant juge Ralph Riachi) présidée par Khair ? Ils n’ont pas cherché à désigner eux-mêmes les nouveaux juges, mais se sont contentés de proposer une liste de noms au gouvernement, que le ministre Rizk a d’ailleurs vite fait de remanier. Ils ont voulu une liste qui fasse autorité (morale) à l’égard de l’Exécutif et n’ont à aucun moment voulu adresser des injonctions au gouvernement. La commission n’est certes pas un corps constitué, prévu par la loi. Mais le droit ne supportait plus d’être aussi malmené par un gouvernement qui hésite à faire avancer les choses, et qui, plus grave, bloque par ses tiraillements internes le fonctionnement régulier d’une justice qui croulait déjà sous l’ampleur du travail, faute de moyens. Il y a dans l’objection de conscience des juges la volonté de voir la légalité correspondre à la légitimité et on a vu dans cette sorte de désobéissance civile l’unique moyen d’y parvenir. Seul « l’esprit des lois » permet de répondre à l’argumentaire juridique linéaire du Hezbollah et d’Amal de s’en tenir à la lettre du droit écrit et replace la désobéissance civile dans son contexte précis, celui d’un retard du gouvernement, presque criminel et devenu déni du droit, et dans sa dimension authentique, qui se fonde finalement plus sur des valeurs morales, philosophiques que juridiques. Pour la première fois, Antoine Khair nous a permis d’appréhender le politique autrement, de le percevoir non plus comme un donné ne pouvant être remis en question, mais comme une dynamique où les hommes et les idées jouent un rôle dans le fonctionnement des institutions. Sa fronde ponctuelle est un signe de vie, alors que Amal et le Hezbollah lui ont reproché de ne pas s’emprisonner dans des schèmes mortifères. Son souhait, marqué d’idéalisme, de voir renforcée l’indépendance de la magistrature, est d’autant plus audacieux et émancipateur qu’il s’adresse au gouvernement qui l’a personnellement nommé à la tête du pouvoir judiciaire. La désobéissance des juges ne cherche pas à violer le droit tel qu’il a été institué, tel qu’il est écrit, mais tel qu’il est vécu. En finir avec le droit tel qu’il a été appliqué et détourné de ses propres fins. Une volonté dirigée contre une certaine pratique du droit et justement au nom du droit, la légitimité retrouvant sa prééminence sur la légalité. Parce que le retard du gouvernement n’est pas la loi et encore moins l’opinion du Hezbollah ou d’Amal. Ce contre quoi l’initiative des juges est dirigée n’est pas l’autorité du ministre de la Justice en tant que telle, mais l’autorité de Charles Rizk telle qu’elle s’exerce, et le long et suspicieux silence du gouvernement à l’égard d’un de ses membres. Une désobéissance encore plus fondatrice puisqu’elle permet de voir autrement la justice, malmenée dans son image et critiquée à cause d’une multitude de non-lieux demeurés injustifiés, avec en toile de fond la nécessité de réformer le Conseil supérieur de la magistrature. La justice libanaise, reflet obligatoire de notre société et non d’une démocratie britannique, ne peut rien tant que les réformes annoncées du cabinet restent sans lendemain, à l’état de velléités. La division des pouvoirs est un des principes fondamentaux d’une démocratie constitutionnelle libérale. Non pas dans le but de créer un pouvoir judiciaire à part entière comme le préconisait Montesquieu (cela serait contre-productif), mais pour établir un « pouvoir juridictionnel » autonome et lui assurer, en dehors d’une évolution des mœurs politiques, des liens plus corrects avec les autres pouvoirs et des rapports entièrement indépendants avec la politique en général. Une révision constitutionnelle du CSM devrait permettre de répondre à cette exigence. D’abord en multipliant les sources et les modalités de désignation des membres de cet organisme. Faudrait-il ici alterner nomination et élection des membres ? L’élection garantirait une réelle émancipation du politique, mais mesurée à faible dose, avec quand même un plus grand nombre de membres nommés pour éviter une dangereuse politisation de l’institution. Ensuite en renforçant ses compétences, en matière disciplinaire notamment. Enfin en élaborant un nouveau statut des membres du Conseil supérieur de la magistrature qui permettrait au juge de ne jamais craindre les autorités politiques, en lui octroyant « le pouvoir et la force de mordre la main qu’il a bénie ». Cependant, là où l’initiative d’Antoine Khair nous donne véritablement à réfléchir, c’est sur le point de savoir comment faire du CSM un organe intervenant pour la protection de l’indépendance des magistrats. La proposition des noms des juges restants au gouvernement a ceci d’inédit qu’elle cherche en filigrane à transférer certaines compétences de l’Exécutif au CSM en ce qui concerne la carrière des juges. Le CSM serait ainsi habilité à participer à la nomination des juges, aussi bien les magistrats du siège que ceux du parquet. Il prendrait ainsi l’initiative (n’attendant plus les inévitables retards des politiques et n’étant plus à la merci des vicissitudes du pouvoir), étudierait les dossiers, proposerait des noms et, dans certains cas, une partie des magistrats seraient nommés sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. Maintenant que les magistrats ont boycotté les prétoires, que le mouvement est lancé, faudrait-il entamer les réformes et les pousser jusqu’au bout, même si Charles Rizk accepte d’entériner la liste proposée par la commission de Khair ? Amine ASSOUAD
Il a fallu un coup de force des juges pour que le gouvernement en général, mais aussi et plus particulièrement le ministre de la Justice, Charles Rizk, se décident à agir. Tel qu’ils auraient dû le faire, par respect du droit, il y a longtemps. Antoine Kheir a beau être calme, la patience a des limites. Son initiative de proposer au gouvernement, par le truchement d’une commission ad...