Il n’y a pas un seul islam et l’Occident n’est pas l’Église Les chrétiens d’Orient pris dans la tourmente de l’histoire

Née sous le signe de la persécution et des massacres de chrétiens dans un Empire ottoman en voie de disparition, Œuvre d’Orient s’inscrit inévitablement dans la problématique des rapports entre l’Occident et l’islam, alors même que nous savons qu’il n’y a pas un seul islam et qu’il est illusoire d’identifier l’Occident et le christianisme. D’où une inévitable ambiguïté historique. En France, certains voient dans la situation des chrétiens d’Orient non pas seulement le passé, mais une actualité et un avenir. Ils se projettent dans une situation qui n’est pas la leur, mais dont ils craignent qu’elle le devienne, avec la montée de l’intégrisme musulman en France métropolitaine. Les émeutes dans les banlieues françaises ont aggravé ce phénomène, en passe de tourner à la psychose. En aidant les chrétiens d’Orient, d’une certaine façon, ils s’aident eux-mêmes, ils affichent leur identité chrétienne, et plus précisément catholique, dans un Occident déchristianisé, sécularisé, coupé de ses racines, près d’être submergé, à plus ou moins brève échéance, par l’islam. Dans ce contexte, Œuvre d’Orient prend aujourd’hui, aux yeux de certains, les couleurs de la lutte contre l’intolérance religieuse, et son action semble être l’une des pages du fameux « conflit des civilisations » annoncé comme une prophétie par Samuel Huntington. Cette conviction est renforcée par le désespoir que nourrissent certains milieux chrétiens de voir l’islam se réformer et adhérer de façon claire et irréversible au pluralisme religieux et au principe de réciprocité. Cette façon de voir s’explique, en partie, par la montée de l’intégrisme religieux musulman dans le monde arabo-islamique, où certains assimilent sans nuance tout ce qui vient d’Europe ou des États-Unis à un « impérialisme » politique, économique et culturel sur lequel il faut jeter l’anathème. Indépendamment de la montée de l’intégrisme, les régimes arabes n’ont rien fait, tout un siècle durant – « un siècle pour rien », dit Ghassan Tuéni –, pour rassurer leurs ressortissants en général, et plus particulièrement les chrétiens d’entre eux, sur leur avenir. Il est naturel que, dans un tel contexte, des chrétiens orientaux ne voient se profiler à l’horizon politique et culturel qu’un surcroît d’intolérance et songent à rejoindre des sociétés d’abondance où ils pourront vivre leur foi sans persécutions ouvertes ou occultes, ni discriminations. Échec à l’extrémisme Il va de soi que cette vision des choses n’est pas celle des patriarches orientaux, du moins ne l’affichent-ils pas. Elle n’est pas non plus celle de l’islam modéré. Toutefois, les uns et les autres restent lucides sur la nécessité d’un combat de longue haleine pour faire échec à l’extrémisme et asseoir la confiance. Au Liban, l’islam modéré a réagi avec prudence à l’annonce des festivités d’Œuvre d’Orient et a immédiatement vu le risque de malentendu qu’il pouvait provoquer. C’est ainsi que Mohammad Sammak, mettant en parallèle les 150 ans de l’œuvre et les 1 500 ans de vie commune entre chrétiens et musulmans arabes, demande que l’on ne brade pas hâtivement les années de « coexistence exemplaire ». Mais Sammak a l’honnêteté de reconnaître que la responsabilité de sauver les relations islamo-chrétiennes dans le monde arabe du naufrage revient, en premier, aux musulmans. Peu avant sa mort, sous la forme de « recommandations dernières », l’imam Mohammad Mehdi Chamseddine avait publié un testament politique dans lequel il ne disait pas autre chose. Chamseddine appelait les musulmans à faire l’impossible pour empêcher les chrétiens orientaux d’émigrer et même à les persuader de revenir. On aimerait que ces appels soient entendus, mais dans ce domaine, hélas, une mauvaise nouvelle, comme une attaque d’église, peut ruiner des années d’efforts de rapprochement. La modernité Par-delà cette problématique de nature politique et historique, par-delà les aides concrètes et les protections désirées ou incongrues, ce que l’Occident a apporté aux chrétiens d’Orient, et à travers eux à l’Orient arabo-musulman, c’est un transfert de savoir et de technologie indispensables pour l’accès à la modernité. Non pas la modernité des Lumières, dont certaines valeurs sont contestables, aux yeux de l’islam comme du christianisme, mais la modernité qui a rendu possibles les Lumières, l’autonomie de la raison par rapport à la foi, ou encore la dialectique de la foi et de la raison dans le progrès de toute civilisation. Ce qui unit l’Occident et les chrétiens d’Orient, au-delà de toutes les données matérielles, économiques ou autres, c’est aussi une certaine idée de l’homme, une anthropologie chrétienne dont un certain Occident fait peu cas désormais, mais dont l’Église en Occident est le dépositaire privilégié. L’Europe a beau les renier, elle reste tributaire de ses racines chrétiennes et sa sollicitude pour les chrétiens orientaux cesse d’être, à cet égard, un « orientalisme sentimental ». C’est le signe d’un attachement à des valeurs communes comme la liberté, l’égalité et la responsabilité qui sont en jeu. Enfin, toutes les religions prêchent un code moral et certaines, comme l’islam, un jugement dernier, mais en dernière analyse, ce que l’Occident et les chrétiens orientaux ont en commun, c’est le Christ, « unique médiateur entre Dieu et les hommes », un Christ dont un certain Occident s’acharne à défigurer la face, à nier la divinité et à salir le message. Ce qui résonne immanquablement comme un appel à la solidarité. Un échange de services entre un Occident détenteur de technologie et appauvri spirituellement et un Orient gardien des valeurs, mais assoiffé de modernité. Fady NOUN