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Actualités - OPINION

IMPRESSION Dans le panneau

Bienvenue à l’Aéroport international Rafic Hariri. Vous êtes à Beyrouth et la température au sol est toujours idéale. On a beau dire, c’est un bel aéroport tout bien aseptisé et rutilant de ses marbres. On peut le trouver froid, impersonnel, insuffisamment confortable pour les personnes âgées et les handicapés, mais c’est un aéroport qui revient de loin ! Mieux vaut oublier le temps où ce lieu ressemblait à un hangar à bestiaux, le vieux linoléum constellé de mégots, jonché de papier gras, les vociférations, les crises d’hystérie, les bousculades, les pleurs des nourrissons et les caprices des enfants, et l’hôtesse qui hurlait les départs et les arrivées dans un micro sifflant… Réjouissons-nous donc, nous avons enfin un aéroport plutôt civilisé, prêt à accueillir les touristes d’une ère nouvelle, celle où Beyrouth lorgne vers Singapour et Dubaï. Disons que pour l’architecture, nous y sommes presque. Le couac est ailleurs. Il est dans le fond, plutôt que dans la forme. Jugez-en : à l’extrémité du hall d’entrée, à droite, une salle équipée de bancs, mais ce n’est pas un terminal. Un guichet de verre derrière lequel s’agite un agent de sécurité. À côté, une table bancale jure avec le high-tech ambiant. Là, sous une interdiction de fumer, un gendarme laisse tomber sa cendre sur le papier rose qu’il tamponne machinalement. À côté de l’écran où s’affichent les vols, un panneau indique en grand : « Espace d’attente pour les bonnes. » Vous le lisez bien, dans nos trois langues courantes, et vous n’en croyez ni vos yeux ni votre raison. Vous pensez d’abord qu’en français logique, il eut mieux valu écrire : « Espace pour attendre les bonnes », puisque les bonnes, comme ils disent, n’ont personne à attendre. Dans cette salle, donc, s’impatientent les « attendeurs » de bonnes. Dans d’autres pays, les travailleurs étrangers, dont beaucoup d’entre nous, passent avec tout le monde et s’appellent tout simplement, hommes ou femmes, des « travailleurs étrangers ». Mais ici, il ne viendrait à l’esprit d’aucun agent de la sûreté qu’un aide domestique puisse aussi bien être un homme (un bon ?). Avec leur sens aigu de la hiérarchie ploutocrate, nos braves agents évacuent les avions en donnant la priorité aux touristes. Les Philippines, les Sri Lankaises, elles, passent en dernier, une à une. Et dûment triées, contrôlées, estampillées, elles vont s’aligner contre le mur blanc, derrière le guichet de verre, comme pour une photo anthropométrique. Que l’une d’entre elles ait besoin, après des dizaines d’heures de voyage, de se rendre aux toilettes, elle est encore encadrée par un gendarme. « Aucun risque de fuite », garantissent les agences de courtage en personnel étranger. Sans commentaire. Les patronnes qui attendent bavardent sans discontinuer. L’une d’elles vient du Sud. Elle a fait un long trajet, et elle en aura encore pour deux heures de route au retour. Elle regarde bien le mur pour voir si « la sienne » est déjà alignée. Elle a du mal à comparer avec la petite photo qu’on lui a remise. Les Libanaises polies ne disent pas « ma bonne ». Elles disent « la mienne ». Possessif qui désigne en général ce qu’il est embarrassant de nommer. La dame du Sud cherche donc « la sienne ». Au passage, elle donne des conseils. Elle cite ce vers fameux de la poésie arabe : « N’achète le nègre qu’accompagné d’un bâton… » La poésie arabe vous a parfois de ces délicatesses... et madame a des lettres, ça se voit. Une porte s’ouvre et c’est la cohue. Une patronne marche devant, jetant de temps en temps un regard en arrière sur la malheureuse qui la suit, avec un pauvre bagage. Une autre, plus tendre, tient « la sienne » par la main, la rassure. De partout fusent des « mabrouk » ! « L’espace d’attente pour les bonnes » se vide peu à peu. Arrivage frais dans quelques jours. Tout cela laisse songeur. Les Libanaises engagent des « bonnes », soit. Cela ne fait pas d’elles des « mauvaises ». Au contraire, même au sacrifice de leur liberté et de leur amour maternel, ces femmes qui viennent de si loin ont besoin de travailler pour s’assurer des jours meilleurs. Mais que notre pays fasse si peu cas de leur dignité et se torche si honteusement de leurs droits, voilà qui nous humilie en tant que citoyens. On nous a construit un bel aéroport, merci. Mais que cet espace emblématique d’un nouveau Liban soit encore entaché des mesquineries et des complexes postcoloniaux du Libanais de base, non, merci. Les espaces réservés, depuis au moins Luther King, c’est terminé. Messieurs les responsables de la signalétique (j’espère que vous êtes des messieurs), faites ôter ce panneau. Si l’hospitalité est dans le geste, la courtoisie est dans les mots. Que vaudrait l’une sans l’autre ? Fifi ABOU DIB

Bienvenue à l’Aéroport international Rafic Hariri. Vous êtes à Beyrouth et la température au sol est toujours idéale. On a beau dire, c’est un bel aéroport tout bien aseptisé et rutilant de ses marbres. On peut le trouver froid, impersonnel, insuffisamment confortable pour les personnes âgées et les handicapés, mais c’est un aéroport qui revient de loin !
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