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Nostalgie de bonheurs à jamais envolés

Éparpillés, les morceaux du vase jonchaient le sol et les tapis qu’il faudrait maintenant porter au dehors pour les secouer au-dessus du balcon après avoir ramassé les gros morceaux: mais elle restait debout, contemplant ce vase rapporté de Chine par son père, éclaté comme sa vie, en une myriade de petites étincelles qui reflétaient la lumière du jour filtrant à travers les persiennes en cette matinée de grande chaleur estivale... La maison sentait déjà la naphtaline: on avait tout emballé et elle s’était apprêtée à passer l’été au frais, loin des bruits de la ville et des allées et venues des habitants et des visiteurs: elle allait enfin pouvoir respirer et fermer les yeux ces deux mois d’été, mois de transhumance vers la montagne, où, les habitués des saisons de villégiature se retrouveraient pour des parties de bridge, et où les enfants endimanchés porteraient les petits chandails fins en fin d’après-midi, pour aller ensuite s’égailler prudemment pour ne pas les salir ou les écorcher, les chaussures vernies qu’on devait présenter impeccables au goûter pour mériter une bonne limonade ou un «Seven Up» à l’heure magique de la «aasrouniyé». La maison pourrait alors retrouver la semi-obscurité, s’assoupir dans la pénombre fraîche derrière les huis clos, conserver la mémoire de la famille partie, dans l’attente d’un retour avant les mois de pluie et de frimas, et la rentrée scolaire d’octobre. À la montagne, une fois les valises défaites et les habits rangés dans les armoires en bois qui sentaient bon la lavande de «téta» ou du savon «arabe», puissant et subtil mélange d’olive et de laurier, on partait à la reconquête de ce paradis d’été et des amis saisonniers, on s’étonnerait de les voir tant grandis depuis l’année dernière et on échangerait les nouvelles, sur l’école, les notes qu’on a eues. Puis au passage, dans un salon ou dans un couloir, on croiserait cette amie ou cette tante qui se pencherait sur nous et dont on subirait les pinces admiratives et affectueuses; cette femme nous attraperait vigoureusement les joues entre ses doigts aux ongles vernis, approcherait de nous sa bouche enduite de rouge à lèvres qui dépasserait et déborderait de leur tracé naturel les rives de ses lèvres ouvertes sur un dentier qui bouge, tout en prononçant les immanquables et fatidiques «Ta’é tachoufik (viens que je te voies), yay, qu’est-ce qu’elle a grandi!» – en se retournant vers notre maman ou notre grand-mère avec un large sourire. Et toujours en maintenant fermement notre joue maintenant cramoisie, elle s’extasierait: «Comme elle est jolie!» ou « Kifék ya téta?»... Stoïque, on attendrait la fin de ce rite de passage qui ouvrirait les festivités de l’été. Une ou deux fois par semaine, on attendrait impatiemment le passage de la voiture bringuebalante, auto-caverne d’Ali Baba; on l’entendrait klaxonner avant d’amorcer le tournant et la descente qui mènerait à l’hôtel et de finir sa course dans le parking, entourée par les enfants excités qui applaudissent son arrivée héroïque. S’ouvrirait alors grand son hayon et en sortiraient robes à froufrous, tricots, chaussures et sandalettes, mais surtout, surtout, ces jouets en plastique venus de Chine – poupées ahuries et raides, babioles et colifichets, pistolets ou ballons, ce bric-à-brac qu’on achèterait cinq ou dix piastres pièce, non sans âpre négociation avec la grand-mère, jouets qui feront le bonheur d’une heure et coûteront un baiser sur la joue fripée de la royale «téta». Mais plus encore, on guetterait sous les sacs en tout genre, ceux qui contiennent les feux d’artifice, pétards, fusées qui, à la nuit tombée, résonneront dans la vallée profonde en mal de sommeil. Ce seront les chants des grillons, insistants dans les pins, qui assisteront au zénith puis au coucher du soleil, berceront la sieste obligatoire des enfants impatients, et des grands qui auront un peu forcé sur la «mouloukhiyé» ou la «moughrabiyé» ce dimanche – des fois même sur l’arak –, siestes dévotement accomplies dans les lits anciens, immenses de l’hôtel de Broummana ou de Chemlane, avant de ressortir en courant pour rejoindre les autres enfants dans les «jall», ces talus dans les collines, où un reste de chaleur continue de remonter le long des jambes, tandis que les autres iront aux salons où déjà sont dressées les tables de jeux, échecs, trictrac ou «tarnib», bridge ou encore des fois scrabble, avec un bon café fumant et noir, près des assiettes où s’entassent pêle-mêle les boîtes de cigarettes dont tous se serviront. Ou encore, pour les dames surtout, une tasse de thé et quelques petits biscuits danois ou autres pâtisseries maison qu’elles prendraient précieusement entre le pouce et l’index, levant les autres doigts crescendo, de la plus élégante manière qui soit. Aux enfants, les biscuits Marie et le «halkoum»: biscuits à l’eau qu’on a soin de presser tout doucement afin de ne pas les casser et pour voir, l’eau à la bouche, la pâte transparente s’écraser sous la pression constante des petits doigts, et le sucre glacé se morceler comme autant de petits bouts de glacier, banquise en déroute, délices portés à eux sur une assiette par la femme de chambre, ou la «bonne» qui, elle aussi, participe au transfert montagnard. Ou encore, sortie de l’armoire ou du tiroir, la boîte blanche de biscuits Ghandour, enrobés de chocolat uniquement sur une face et placés deux à deux, face contre face, duos gourmands qu’on croquait à la manière des petits beurres, en commençant par les oreilles, puis en grignotant tous les pourtours, avec le plaisir du chocolat en plus, avant de fondre sur le cœur pour le dévorer alors tout cru, en une ou deux bouchées voraces. Des fois un appel «Kaak, kaak» modifiera le menu, et les enfants se verront offrir cette galette au thym, ronde, que certaines petites filles porteront au bras comme un sac à main, avant de céder à l’appel du ventre et au parfum insistant des épices-sésame, thym et sumac. Ou encore, au passage d’un marchand de maïs, ils choisiront entre un épi de maïs bouilli, salé à point, ou grillé, dont chaque petite perle noircie aura gardé en son cœur croquant le jus exquis du soleil et de la lumière. Elle se tenait accroupie devant sa vie enfuie, enfouie sous l’amas des souvenirs, et les revenants de son enfance venaient habiter la maison de sa mémoire. Sa jupe serrée traçait la ligne de ses jambes encore fermes qui avaient avalé tant de kilomètres, franchi tant de portes, vu passer tant de temps et, en hurlant, ses enfants à la vie. Ces jambes – qu’un seul homme seulement avait caressées, souligné le galbe –, repliées sous elle, s’engourdissaient elles aussi. Il y avait bien longtemps qu’elles avaient cessé d’arpenter les «jall» ou de grimper aux figuiers, aux mûriers.... Et c’est toujours l’enfant qu’elle revoyait dans ces éclats éparpillés, l’enfant qu’elle était, dans ces restes d’un vase encore plus vieux, encore plus précieux et qui ne contiendrait plus rien désormais. Où sont-ils donc tous? Son père, sa grand-mère, ses amis, tous ces hommes, ces femmes, bataillons de mains corvéables mais toujours souriants et serviables – maîtres d’hôtel, chauffeurs, femmes de ménage, cuisinières, jardiniers, tous rendus, réduits au silence de l’oubli. Où s’est-elle échouée, elle qui ne faisait qu’un avec la montagne, avec les pins, elle qui adorait s’écorcher les jambes sur les broussailles folles et se coucher à même la terre, pour la sentir et vibrer avec elle? Sans lieu, sans mémoire pour ancrer et retracer ce qui n’est plus et le transmettre à sa progéniture, coupée elle aussi de cette terre de par sa propre désertion. Elle a avancé vers un néant qui tous les jours la happe et l’écrase sous son poids. L’illusion qu’elle a entretenue est désormais comprise; il n’y a plus, depuis longtemps, pour elle de paradis, même perdu, ou d’enfance merveilleuse. Il reste juste ces fragments, chacun racontant une histoire choisie parmi tant d’autres et qui émaillent son parcours, sans unité, sans cohérence souvent, sinon celle-ci: ils furent un peu d’elle un jour; passés au tamis de l’oubli, de la mort ou de l’amour; ils deviennent ce Graal qu’elle n’a eu de cesse de reconquérir; ce sentiment d’innocence, de bonheur suspendu dans le temps immuable d’un hier parfait. Pas besoin de photos pour l’immortaliser; pas de pèlerinages, pas d’urne pour enfermer les souvenirs. Seule la parole prêtée le temps de ce courrier pour un partage nostalgique s’en fera trace éphémère. Nicole KHOURY Sainte-Foy-Lès-Lyon
Éparpillés, les morceaux du vase jonchaient le sol et les tapis qu’il faudrait maintenant porter au dehors pour les secouer au-dessus du balcon après avoir ramassé les gros morceaux: mais elle restait debout, contemplant ce vase rapporté de Chine par son père, éclaté comme sa vie, en une myriade de petites étincelles qui reflétaient la lumière du jour filtrant à travers...