Un rêve new-yorkais, une canzone, les voyelles phéniciennes, les fricatives et les explosives… Les sources d’inspiration des compositeurs à l’honneur pour le premier concert printanier des Musicales du Liban, le 16 mai, à la mairie du 5e arrondissement sont variées. Fondé en 2019 par Zeina Saleh Kayali et Georges Daccache, le festival tend à faire connaître et diffuser la musique savante libanaise, en la faisant dialoguer avec d’autres patrimoines musicaux. « Lorsque est sorti mon premier ouvrage en 2011 sur les compositeurs libanais, ce domaine était assez peu connu. Dans cette perspective, nous avons commencé à organiser des concerts avec le pianiste Georges Daccache, notamment à l’Unesco et à l’église Notre-Dame du Liban. Puis on a constaté qu’on avait suffisamment de compositeurs et de musiciens pour fonder un festival », précise la cofondatrice des Musicales du Liban. Le 16 mai, il s’agit de faire dialoguer des œuvres de compositeurs libanais et américains. « Récemment, nous avions créé des effets d’écho avec de la musique tchèque et libanaise, avec un quatuor à cordes qui interprétait du Dvorjak et deux œuvres libanaises. Auparavant, nous avions choisi le duo piano, violoncelle, avec des pièces italiennes et libanaises. Le principe est de consacrer au moins la moitié de la programmation à des compositeurs libanais », poursuit Zeina Saleh Kayali d'une voix toujours posée.
Le pianiste Georges Daccache, également professeur au conservatoire de Paris, souligne que les compositions pour piano et flûte sont plutôt rares. « Les formations piano, violon ou violoncelle sont plus communes. Le répertoire flûte, piano est assez récent dans sa conception, il date essentiellement du XXe et XXIe siècles », explique le musicien, qui insiste sur l’importance de constituer un duo qui sonne bien. C’est visiblement chose faite avec Ana Suhaila, une jeune flûtiste libano-américaine installée à Paris. « La flûte m’a accompagnée toute ma vie, j’ai été frappée très jeune par la beauté de son timbre, son allure élégante et ses douces sonorités. Pendant les répétitions, chaque fois qu’on interprète un morceau avec Georges, je me dis que c’est mon préféré. Ce que j’aime dans la composition de Sami Seif, Miniatures from Phoenicia, c’est qu’elle tire son inspiration de l’alphabet phonétique phénicien, imaginé en musique. Grâce aux possibilités étendues de la flûte, il parvient à insérer des motifs de la musique arabe traditionnelle avec des quarts de ton et l’utilisation du maqam », explique la jeune fille avec entrain.
Comme le rappelle Saleh Kayali, le compositeur libanais Abdallah el-Masri est extrêmement connu dans les pays du Golfe. Quatre pièces pour flûte et piano seront interprétées le 16 mai. « Sa suite musicale mélange harmonieusement les musiques occidentales et orientales, avec la reprise de la chanson levantine Rozana. El-Masri explore la profondeur émotionnelle contrastée qui marque l’expérience humaine. Le mouvement final, Écho, est un dialogue entre flûte et piano , comme la réminiscence d’une conversation du passé », analyse Ana Suhaila.
« Comme des grains de pollen… »
« Nous proposerons Quatre Préludes de Nagi Hakim, une création française présentée au Liban en décembre dernier, où le solo de la flûte est très contemporain. Puis une œuvre de Béchara el-Khoury, New York Dreams, composée au départ pour l’instrument basque txistu, et construite sur des accords qui créent des effets de résonance intéressants », annonce Georges Daccache. « Les variations de registre suivent celles des émotions, et invitent à des modulations virtuoses », surenchérit Ana Suhaila, qui a suggéré ce dialogue musical libano-américain.
Selon Zeina Saleh Kayali, les deux compositeurs américains interprétés cette semaine ont pu être influencés par la musique orientale. « La Canzone de Samuel Barber imagine un voyage dans des souvenirs aigre-doux, entre moments de tension et de résolution ». La Sonate de Samuel Zymen , qui clôt le programme, frappe par ses effets de contrastes vigoureux, avec des passages mystérieux, et d’autres inspirés de danses folkloriques », dévoile la flûtiste. « Ces musiques dialoguent facilement, et ce qui est extraordinaire, c’est que les compositeurs sont encore vivants hormis Samuel Barber. On peut échanger, et avoir accès à la pensée du musicien par ses mots en plus de ses notes », surenchérit Georges Daccache.
« Le concert du 23 juin est consacré à un seul compositeur, qui est en même temps l’interprète, Wassim Soubra. Il présentera une création autour du vent, c’est une cantate profane, avec une alternance de pièces instrumentales et vocales. Son langage musical s’apparente au jazz, il est très influencé par Bach, avec une touche orientale. Il a composé récemment les Jardins d’Adonis, un opéra d’orient, qui a été présenté à l’Unesco et à l'église de Jamhour en collaboration avec le Festival de Baalbeck », annonce Zeina Saleh Kayali. La formation musicale du pianiste Wassim Soubra a commencé au Liban, pour se poursuivre au conservatoire de Boston puis à Paris, à la Schola Cantorum, pour approfondir l’écriture, le contrepoint, l’harmonie et l’orchestration. Il y a 20 ans, il crée un trio, Rhéa, qui interprète exclusivement ses compositions, dont les tournées sont multiples en France et en Europe. « On a même joué au théâtre Monnot de Beyrouth ! Jusqu’à présent j’ai composé une trentaine d’œuvres, dont un oratorio, Beyrouth mon amour, que j’ai présenté au festival Beyrouth Chants, et une chanson dédiée aux femmes de mon pays, au moment de l’explosion du port », raconte le compositeur avec émotion. La création qu’il va proposer en juin raconte son itinéraire personnel vis-à-vis de ses racines et son souhait de laisser de côté une forme de nostalgie qui ne l’a jamais quitté depuis son exil. « J’ai longtemps pensé que mon identité était liée au fait que j’étais un Libanais en exil, et cela a influencé mon écriture. Cette nostalgie peut être nocive et nous retenir dans un passé sublimé : cette fois, j’ai choisi d’évoquer le vent, on ne sait pas d’où il vient, on ne sait pas où il va. Mais si on l’écoute, on reçoit beaucoup d’informations, ce sont les sources de ma cantate, Il Vento, Fabula Poetica », poursuit le compositeur en souriant.
La structure de l’œuvre est à géométrie variable, avec un piano seul, un trio ou un orchestre de chambre. « Le 23 juin, nous proposerons une version trio, je serai au piano, accompagné d’une violoncelliste, Julie Sévilla-Fraysse, et d’une mezzo-soprano, Ariana Vafaradi. J’ai écrit des textes courts au fil de la cantate, en latin, en italien, en arabe… Dans ce spectacle, les mots sont comme des grains de pollen, ils vont semer des plantes partout », ajoute Wassim Soubra. Le syncrétisme musical mérite le détour : la cantate profane s’inspire de la forme baroque de la suite, à laquelle est intégré le contrepoint oriental, même s’il dévie du canevas classique des intervalles préconisés. « Le mot hawa en arabe signifie le vent et l’amour : ce qui est beau dans le vent, c’est qu’il est rempli d’amour, et qu’il voyage », conclut-il en riant.
Les Musicales du Liban tendent à mettre en valeur la richesse créatrice de la musique contemporaine libanaise, dont les sources d’inspiration sont plurielles. Malgré le succès de son festival, qui attire toujours plus d’auditeurs, Zeina Saleh Kayali insiste sur le fait que c’est un travail de longue haleine qu’elle mène depuis plus de vingt ans. « Les gens ont tendance à venir écouter les pièces qu’ils connaissent déjà, or nous proposons des œuvres dont le langage musical est nouveau. Dans notre public, on trouve beaucoup de mélomanes français, attirés par une programmation nouvelle, et de Libanais qui viennent découvrir leur propre patrimoine musical ! » conclut-elle.