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Actualités - OPINION

Réflexions postélectorales

par Karim Émile BITAR* Ceux qui s’intéressent à la linguistique et à l’étymologie savent que beaucoup de langues, comme les langues française, espagnole, italienne, anglaise et portugaise, ont emprunté énormément d’expressions à la langue arabe. On sait par exemple que le mot hasard vient d’« al-zahr » (les dés de jeu), que chiffre vient de « sifer » (zéro), café de « kahwa », sirop de « charab », alcool de « al-kouhoul », que l’expression Échecs et mat vient d’« el-cheikh mat » (le cheikh est mort), qu’amiral vient d’« amir al-bahr » (émir de la mer) et ainsi de suite pour plus de 5 % des mots français d’un dictionnaire usuel... Ce que l’on sait moins, c’est que les termes français de mascarade, italien de « mascherata » et anglais de « masquerade » sont tous issus d’une expression bien de chez nous, celle de « maskhara », qui signifie bouffonnerie, jeu de dupes ou encore risée. L’actualité récente vient nous rappeler que nous sommes bel et bien dignes de cette triste paternité. Comment nier que mascarade est le terme le plus approprié pour qualifier le spectacle auquel nous venons d’assister ? Une mascarade d’autant plus malheureuse qu’il s’agissait des premières élections « libres » depuis 33 ans, supposées jeter les bases de la construction d’un Liban nouveau, mais qui sont en fait venues réveiller tous les vieux démons politiques et sociétaux libanais. D’abord cette hérésie politique et juridique, entrée dans les mœurs libanaises depuis la fin de la guerre, qui consiste à étaler les élections sur quatre semaines d’affilée (comme un médiocre feuilleton mexicain) dans un pays dont la superficie ne dépasse pas celle de deux départements français, quand on sait que l’Inde, pays de plus d’un milliard d’habitants, de plus de 3 250 000 km2 et ayant 22 langues officielles, parvient à organiser ses scrutins en une seule journée. À elle seule, cette aberration libanaise fausse considérablement les résultats des élections, car les électeurs d’une région sont influencés par les résultats d’une autre, alors que dans un système démocratique, les élections doivent marquer l’expression de la souveraineté populaire à un instant T, tous les électeurs disposant à cet instant T des mêmes informations. Ajoutez à cela une loi électorale scélérate, cas d’école de « gerrymandering » (1), un Conseil constitutionnel invalide, des médias audiovisuels souvent très partisans, un oppressant discours confessionnel et sectaire qui est venu polluer l’atmosphère et se substituer à la bouffée d’air frais qu’avaient offert les manifestations unitaires de la société civile, des dépenses électorales faramineuses et non contrôlées, un culte de la personnalité nord-coréen du chef et des « cheffaillons », une « martyrologie » et exploitation éhontée de la mémoire des morts, une absence totale de programmes concrets, remplacés par des déclarations d’intention niaises et oiseuses et ne suggérant pas le moindre mécanisme pour parvenir aux nobles objectifs serinés, et même un candidat déclarant sans rire à L’Orient-Le Jour qu’il se présentait sur la base du brillant programme élaboré par son père… en 1937 ! (2) Mais le ridicule ne tue pas dans notre cher et vieux pays, sans quoi les fosses communes déborderaient de candidats et d’élus. Le bon sens aurait consisté à reporter les élections de quelques mois, afin que celles-ci se déroulent dans un climat dépassionné et plus serein, à l’ombre d’une nouvelle loi électorale plus propice à un renouvellement des pratiques et des hommes, loin des émotivités et des réactions viscérales. Mais les « opposants » d’hier, tout en proclamant leur refus de voir une tutelle se substituer à une autre, se sont piteusement inclinés devant les « conseils » de diplomates occidentaux ou onusiens qui refusaient tout report des élections, pour des raisons ayant peu à voir avec l’intérêt supérieur du Liban. Résultat des courses : 17 députés élus d’office, 45 autres élus à plus de 80 % des suffrages exprimés. Ailleurs, un suspense n’étant nullement un signe de démocratie mais résultant plutôt du fait qu’il s’agissait de vote communautaire, de vote affectif et émotionnel, de vote réactif contre les votes des tours précédents, ou de vote au plus offrant. La montagne d’optimisme du 14 mars a donc accouché d’une souris. Tout cela n’empêchera pas les représentants du condominium américano-franco-saoudien qui assure aujourd’hui la gérance de notre pays de nous adresser leurs plus vives félicitations pour ces élections « démocratiques et transparentes ». Ne nous y laissons pas prendre. Déparé de sa très folklorique vitrine « démocratique », le Liban d’aujourd’hui n’est pas une démocratie mais une oligarchie, c’est-à-dire un système dans lequel le pouvoir réel est détenu non pas par le peuple souverain mais par un groupe très restreint de personnes, cinq ou six dans le cas libanais : leaders communautaires, féodaux, anciens chefs de milice ou héritiers politiques fortunés. Le peuple, l’économie nationale et le pays tout entier sont pris en otages et ballottés au gré des alliances conjoncturelles, des sautes d’humeur ou des conflits entre les membres de cette oligarchie, qui se partagent les postes et les dépouilles, font ou défont les lois électorales, les listes de candidats, les Parlements et les gouvernements. Si cette oligarchie parvient à se maintenir, c’est parce qu’elle s’appuie plus que jamais sur le confessionnalisme politique, qui lui donne une justification en permettant aux oligarques de se poser en défenseurs et agents exclusifs de leurs communautés, et d’éliminer ainsi toute possibilité de contestation intracommunautaire ou transcommunautaire susceptible de permettre un renouvellement démocratique C’est en toute bonne conscience qu’au nom d’une prétendue « réconciliation nationale », les oligarques se répartissent le gâteau, parviennent à évincer les démocrates réformateurs, à établir des « barrières à l’entrée » et à instaurer ainsi, sous le fallacieux prétexte du « consensus », un système antidémocratique par excellence. Les premières victimes de cette « démocratie » oligarchique et prétendument consensuelle ont été les rares responsables à offrir une vision d’avenir fondée sur la citoyenneté et la modernité politique et à y œuvrer concrètement par le biais de projets réfléchis et cohérents. Les uns furent honteusement sacrifiés sur l’autel d’accords entre oligarques, d’autres furent défaits car leur modération et leur insistance à demeurer des figures politiques non confessionnelles n’étaient manifestement pas dans l’air du temps. Le plus grave est en effet ce schisme confessionnel qui doit nous amener à réévaluer le système de représentation politique dans sa totalité. Si l’objectif initial du système politique libanais, fort louable, était de rassurer les diverses minorités, force est de constater que ce fut un échec sur toute la ligne et que ce système est au contraire venu renforcer un état d’esprit proprement médiéval qui fait que chaque communauté se sent en danger permanent, se perçoit comme une citadelle assiégée et pense qu’elle est engagée dans un jeu à somme nulle avec les autres communautés. Les slogans du type « ni vainqueurs ni vaincus », en apparence si séduisants et rassurants, sont en fait extraordinairement néfastes car ils enracinent cette idée du jeu à somme nulle, dans lequel le gain d’une communauté est une perte pour les autres communautés, alors que, comme le répétait inlassablement le célèbre historien libano-britannique Albert Hourani, toute l’histoire de notre région du monde démontre que les destins des minorités sont liés et qu’elles sont condamnées à perdre ensemble ou à vaincre ensemble. La puissance symbolique du 14 mars a rendu encore plus anachronique et obsolète l’idée d’un Liban qui ne serait rien d’autre qu’une simple juxtaposition de « familles spirituelles » ayant chacune ses « valeurs » et sa « civilisation », comme si elles étaient homogènes, imperméables les unes aux autres et que les Libanais étaient condamnés à vivre dans des ghettos culturels et communautaires. Ce schéma mental érige des murs et des barrières psychologiques au lieu de les faire tomber, présuppose des identités figées et immuables et alimente chez les Libanais une peur maladive et quasi obsessionnelle de l’autre. Il favorise de surcroît la clientélisation des communautés et leur instrumentalisation par des puissances étrangères, avec tous les risques que cela comporte dans notre région du monde. Tout cela n’avait pas échappé à l’un des plus grands esprits de l’Église maronite, le père Youakim Moubarak, qui avait bien compris l’impasse dans laquelle nous mettait la démocratie confessionnelle et qui insistait sur la nécessité absolue de lui substituer une citoyenneté démocratique, seule à même de protéger et de répondre aux appréhensions des minorités, notamment chrétiennes. Les évêques maronites auraient donc été bien inspirés de relire les œuvres de Youakim Moubarak avant de publier leur communiqué maladroit du mois dernier (3), même si leur indignation devant la loi électorale était bien entendu légitime. Beaucoup plus déplacées encore que le communiqué des évêques ont été les déclarations récentes du mufti et de certains ulémas nordistes, allant jusqu’à donner des consignes de vote pour répondre à une prétendue « agression » contre leur communauté. Disons-le donc franchement et crûment : le 14 mars 2005 a rendu caduc et anachronique le vieux système libanais qui reposait sur une union et un consensus artificiel par le haut, entre les supposées « élites » communautaires. En effet, si les manifestants du 14 mars sont aujourd’hui saisis par la désillusion, le dégoût et la nausée, c’est essentiellement parce qu’ils ont réalisé que le système oligarchique de « démocratie consensuelle et confessionnelle» a repris le dessus, que l’entente se fait à nouveau « par le haut » et que leur pouvoir de citoyen demeure inexistant. Pour qu’elles soient authentiques, la réconciliation, l’unité et la démocratie doivent s’établir « par le bas », sur la base de la citoyenneté politique. Or le plus affligeant est qu’on a le toupet de nous vendre le système oligarchique au nom d’une bien fallacieuse « réconciliation nationale ». Après avoir mis le pays à feu et à sang, juchés sur 150 000 cadavres, les seigneurs (et saigneurs) de la guerre se répandent à présent en hypocrites effusions et embrassades au nom de cette unité nationale à laquelle ils ont fait tant de tort. Il y avait quelque chose de profondément indécent dans ces alliances surréalistes, dans ces listes regroupant intégristes chrétiens et intégristes musulmans, sous la houlette des symboles libanais du féodalisme « progressiste » et de la ploutocratie. On ne dira jamais assez qu’il est impossible de construire l’avenir sur une amnésie collective. Parler de réconciliation nationale alors qu’il n’y a eu chez aucune des parties la moindre repentance, la moindre autocritique ni le moindre débat quant à l’avenir relève de l’imposture. La réconciliation nationale ne sera pérenne que si elle se fonde sur une vision d’avenir commune, qui suscite l’adhésion du peuple libanais dans toutes ses composantes. Tout le reste, festivals oratoires et discours pompeux, n’est que poudre aux yeux visant à camoufler de misérables compromis électoraux qui n’auront pas de lendemain. Ces élections et l’atmosphère politique qui les a entourées sont donc venues nous rappeler que le sous-développement politique patent de notre pays, s’il a été aggravé par 29 années de guerres ou d’occupations, n’en est pas moins consubstantiel au système tribalo-confessionnalo-féodalo-clientéliste en vigueur au Liban, système qui est intrinsèquement antinomique avec la démocratie et les exigences de la modernité. Pendant de longues années, toutes les haines, frustrations, récriminations et rancœurs ont trouvé un exutoire en se tournant, souvent légitimement, vers la Syrie, au point de nous faire oublier les tares structurelles et endogènes – poussées à leur paroxysme par une loi électorale calamiteuse –, de la « démocratie consensuelle et confessionnelle » à la libanaise, de moins en moins démocratique, de moins en moins consensuelle et de plus en plus confessionnelle. Après une euphorie déplacée, les Libanais sont tombés dans une apathie et un découragement tout aussi déplacés. Choisissons plutôt le pessimisme actif et, même si les espoirs sont minces, ne baissons pas les bras. Il y va de la survie même de notre pays. À défaut d’une réforme structurelle rapide du système politique libanais, nous allons vers de sérieuses déconvenues car le gouffre est plus que jamais béant entre d’un côté les citoyens libanais qui aspirent à un changement radical et de l’autre la caste dirigeante politico-religieuse dont la mentalité, les pratiques et la rhétorique sont plus que jamais moyenâgeuses. *Directeur de la rédaction de L’ENA hors les murs (1) L’expression gerrymandering est utilisée par les politologues et constitutionnalistes pour désigner un découpage arbitraire des circonscriptions électorales, destiné à servir des intérêts personnels ou partisans. On appelle cela gerrymandering en référence à un gouverneur du Massachusetts du nom de Gerry qui avait, en 1812, découpé les circonscriptions en forme de salamandre, afin de favoriser le parti jeffersonien. (2 ) Candidat cité par Jeanine Jalkh le 7 juin 2005 dans « L’Orient-Le Jour », qui a gentiment et pudiquement tu le nom de l’auteur de cette perle. (3) Dans l’un de ses derniers articles, Samir Kassir, notre Jan Patocka national, a déconstruit le communiqué en pointant notamment le fait que même si l’on admettait la logique confessionnelle dangereuse de ce texte, les calculs mathématiques étaient erronés (in « an-Nahar », 13 mai 2005). Il faut savoir gré au cardinal Sfeir d’avoir rapidement corrigé le tir, revenant ainsi dans la noble logique nationale, citoyenne et universelle qui fut la sienne et celle de Bkerké même aux heures les plus sombres de la guerre.

par Karim Émile BITAR*

Ceux qui s’intéressent à la linguistique et à l’étymologie savent que beaucoup de langues, comme les langues française, espagnole, italienne, anglaise et portugaise, ont emprunté énormément d’expressions à la langue arabe. On sait par exemple que le mot hasard vient d’« al-zahr » (les dés de jeu), que chiffre vient de « sifer » (zéro), café de...