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Le crime de trop

Par Paul AUDI Philosophe (Paris) Que pèse la mort d’un homme, quand on dit que la vie continue malgré tout ? Que vaut la vie d’un homme dès qu’on prétend que sa mort pourrait servir à quelque chose ? Hegel disait de la politique qu’elle est le destin de l’homme. Mais le destin de la politique, qu’est-ce d’autre que la mort ? Aujourd’hui, devant la dépouille mortelle de Rafic Hariri, bienfaiteur du Liban, nous n’avons qu’un désir : ne rien effacer du tout et n’excuser personne au nom de Dieu sait quelle paix civile ou de Dieu sait quel programme d’avenir. Aujourd’hui, nous voulons que demeure à tout jamais l’épaisseur de ce crime sans nom qui a arraché à la vie un homme qui n’a jamais eu d’autre ambition que celle de voir son pays renaître des cendres auxquelles l’avaient réduit les crimes perpétrés par une génération antérieure à la sienne. Ce que nous voulons, c’est que ne s’estompe jamais la monstruosité de cet assassinat et que l’obscénité de certaines réactions soit imputée à un crime au tribunal de la vérité, s’il existe. Nous voulons même que le temps s’arrête et qu’en dépit du silence réclamé par le deuil, les êtres de cœur fassent retentir une immense clameur de révolte. Révolte non pas tant à l’encontre des vrais coupables que contre cette illusion maudite qui nous aura fait croire, si souvent, que la vie sur cette terre était possible. Non, la vie dans ce pays n’a pas droit de cité, parce que la cité, dans ce pays, n’a jamais rien su opposer à la mort. Voilà où nous en sommes aujourd’hui : réduits à reprendre à notre compte, chacun pour sa part, ces immémoriales questions, ces éternelles déplorations sur notre scandaleuse impossibilité de vivre ensemble, hébétés de douleur, hagards d’inquiétude, mais en ayant aussi la rage au cœur, et dans l’âme le désir éperdu de rendre et de faire justice. Rendre justice à celui qui a disparu, mais faire justice pour que nous puissions encore nous supporter nous-mêmes. Car il n’existe pas de crime pour lequel un homme puisse se croire innocent, comme il n’y a pas d’homme qui puisse se sentir étranger à ce qui est humain. Non, il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre : il y a que nous sommes jetés dans un monde de folie et de malédiction et qu’il vaut mieux pour nous ne pas le savoir. Il est vrai que la grandeur exceptionnelle d’un homme comme Rafic Hariri tenait au fait qu’il a œuvré pour que nous ne le sachions jamais, pour que nous nous convainquions de notre bonne étoile, pour que nous croyions que notre salut, c’est-à-dire notre liberté, se trouve, comme par miracle, là, tout près, à portée de la main. Grâces lui en soient rendues. Oui : « Merci pour cette illusion qui nous aura fait vivre jusque-là et que vous avez été le seul à pouvoir dispenser. Merci de nous avoir fait croire que nous étions meilleurs et plus grands que ce que nous sommes. Merci de nous avoir donné le change sur ce que nous sommes vraiment. Nous vous devons ce que nous ne méritions pas. Mais cela suppose au moins que nous prenions maintenant la mesure de ce que vous avez accompli avec nous, contre nous et parmi nous ; cela exige que nous quittions une fois pour toutes la dimension de la politique, dont nous sommes de toute façon indignes, et que nous placions votre action passée et la nôtre à l’avenir sur un plan qui excède le jeu hideux et bas des rapports de forces et autres relations de pouvoir. Car votre mission, c’est bien simple, ne fut rien de moins que de ressusciter un pays. Allons-nous le faire crever une fois de plus ? L’histoire dira si vous avez réussi à nous donner confiance en nous-mêmes pour que le moindre pas en avant ne soit plus payé de dix pas en arrière et que chaque main tendue ne soit pas une main coupée. » Voilà ce que je me dis, à présent, du fin fond de mon exil. Voilà ce que je dis devant la tombe de Rafic Hariri, en étant sûr d’exprimer tout haut ce que pensent quelques-uns de mes concitoyens dans ce Liban que je déteste de tant aimer et que j’ai trop souvent aimé haïr. Mais nous savons, c’est la raison qui nous le dit, que la vie continuera comme avant, que rien ne va changer, que le Liban, après tout, est un éternel recommencement et qu’il en a vu d’autres, plus horribles encore. Et pourtant, nous exigeons que pour une fois les choses s’arrêtent devant ce crime de trop et que la politique apparaisse enfin comme ce scandale absolu jeté sur notre route par un dieu qui voudrait bien que nous nous accommodions de son bras armé, appelé destin, en tout cas que chacun se résigne et se taise. Certes, on a déjà essayé tous les châtiments, on a eu recours à toutes les punitions, mais rien, jamais, depuis que l’homme est homme, n’a fait cesser le mal que l’homme fait endurer à l’homme, aucune mesure de justice n’est parvenue à faire frémir la main qui tue. Alors, pourquoi s’en faire aujourd’hui plus qu’hier ? D’autant que nous savons déjà qui est coupable de l’assassinat de Rafic Hariri et qu’il y a fort peu de chances que l’on traîne jamais ses meurtriers devant les tribunaux... Mais voici ce qu’il nous a appris sans même en être conscient : qu’il y a quelque chose qui restera à jamais sauf de toute souillure, quelque chose qui ne peut être atteint. Et que c’est sur ce « reste » indestructible, ce reliquat irréductible, indissoluble, que nous devons compter si nous voulons demeurer fidèles à celui qui a été lâchement assassiné, si nous entendons faire échec à la mort et au destin. Ce qui reste en effet, c’est notre plus petit dénominateur commun, et celui-ci s’intitule (que certains ne s’en offusquent pas) : « Vivre ensemble ». Mais vivre ensemble ne va jamais de soi et, en l’espèce, ce mode de vie commande de ne pas oublier, car l’oubli assassine une deuxième fois le mort. Et de ne pas pardonner non plus, si le pardon est bien la vague sur laquelle les exterminateurs filent doux et échappent à la comptabilité de leurs actes. N’est-ce donc pas pour avoir oublié les crimes de nos pères que nous assistons atterrés aux crimes de nos « frères » ? Imaginons, par exemple, un criminel sur le point d’accomplir son crime et qu’une voix lui assure qu’une fois son acte commis, le monde s’arrêtera de tourner, que la vie cessera sur la terre, qu’il ne va pas seulement tuer un homme mais l’humanité tout entière, et qu’il y a donc de bonnes raisons pour qu’il soit lui-même victime de son geste, que pensera-t-il, que fera-t-il ? Arrêtera-t-il son bras ? Posera-t-il son arme ? Et par ailleurs, cela servirait-il à quelque chose de dire aux hommes qui s’emploient à arracher l’herbe qui pousse qu’aucune herbe ne poussera jamais plus à l’endroit qu’ils ont dévasté ? À ces questions, la réponse malheureusement est non. Et c’est bien parce que la réponse est non et que cette réponse est une énigme indéchiffrable et ô combien cruelle, c’est pour cela que nous finissons tous par dire, malgré le deuil et l’affliction, la douleur et le désarroi, que la vie, oui la vie, continue malgré tout.
Par Paul AUDI Philosophe
(Paris)
Que pèse la mort d’un homme, quand on dit que la vie continue malgré tout ? Que vaut la vie d’un homme dès qu’on prétend que sa mort pourrait servir à quelque chose ?
Hegel disait de la politique qu’elle est le destin de l’homme. Mais le destin de la politique, qu’est-ce d’autre que la mort ?
Aujourd’hui, devant la dépouille mortelle de...