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Conquête tsariste, déportation stalinienne... un conflit ancré dans l’histoire du Caucase Le bourbier tchétchène : une guerre alimentée par le désespoir et une politique russe radicale (photo)

Le président Poutine n’a pas prononcé le nom de la Tchétchénie depuis la fin tragique de la prise d’otages de l’école de Beslan en Ossétie du Nord. Assurément pour ne pas avoir à revenir sur un dossier sensible, pour ne pas avoir à débattre de la politique, largement critiquée, du Kremlin dans cette république. C’est pourtant bien la Tchétchénie et la politique russe vis-à-vis du Caucase qui sont au cœur de la vague d’attentats qui balaie, depuis dix jours, la Russie. Retour sur une guerre qui n’en finit pas, sur une stratégie politique russe qui ne cesse de montrer ses limites. Retour sur une tragédie qui nourrit tous les extrémismes et à cause de laquelle les enfants de Beslan ont payé un inadmissible tribut. Périodiquement, le conflit tchétchène revient sous les feux de l’actualité. Ces dix derniers jours, il s’est à nouveau invité à la une de tous les journaux du monde de la manière la plus sanglante qui soit. Deux avions russes qui explosent, un attentat-suicide à Moscou et, vendredi, le dénouement tragique de la monstrueuse prise d’otages de l’école de Beslan, en Ossétie du Nord. Une opération menée par un commando dont l’identité et la nationalité des membres ne sont toujours pas établies, mais qui s’est présenté comme protchétchène. Un commando qui, de fait, a porté un préjudice colossal à la cause d’un peuple en souffrance. L’opposition des Tchétchènes à Moscou remonte à la conquête tsariste au XIXe siècle. Une conquête qui, dans le Caucase du Nord, véritable mosaïque ethnique, s’est fait dans la violence et le sang, les peuples montagnards opposant une résistance farouche aux troupes tsaristes. Sous le régime soviétique, les Tchétchènes, mais aussi les Ingouches ou encore les Daguestanais, se soulevèrent contre le pouvoir central. Dans les années 30, Joseph Staline met en place sa « politique des nationalités » visant à regrouper, au sein de territoires, puis de républiques autonomes, des groupes ethniques qui, la plupart du temps, s’exècrent. L’objectif stratégique est vieux comme le monde : diviser pour mieux régner. Reste que la République tchétchéno-ingouche continue de rejeter le pouvoir soviétique et ses structures. La réponse du Kremlin est immédiate et d’une extrême violence. Elle consistera en la déportation de millions de personnes, dont beaucoup de Tchétchènes, vers l’Asie centrale ou la Sibérie. Il faudra attendre 1956 pour que les Tchétchènes soient réhabilités. Entre-temps, la politique stalinienne a fait des ravages. Avant la déportation, on recensait un million de Tchétchènes ; en 1991, ils étaient 800 000. Réveil des ardeurs identitaires L’histoire de la république rebelle prend un nouveau tournant au moment de l’écaltement de l’URSS qui réveille les vieilles ardeurs identitaires et les revendications territoriales un temps gelées. Ainsi, en novembre 1991, l’indépendance de la République tchétchène est unilatéralement proclamée. Craignant que le scénario tchétchène ne vienne à contaminer les autres républiques, le président Eltsine envoie, en décembre 1994, les troupes fédérales vers les contreforts du Caucase. En mai 1997, après des combats acharnés, des prises d’otages et 100 000 morts, Boris Eltsine signe un traité de paix formel qui laisse la question de l’indépendance ouverte, même si, de fait, la Tchétchénie s’est libérée du pouvoir du Kremlin. Mais Moscou ne veut pas en rester là et attribuant, sans preuves, de nombreux attentats aux Tchétchènes, il renvoie ses troupes contre la république indépendantiste en octobre 1999. La guerre reprend. En février 2000, Grozny tombe et le président Poutine impose la domination directe de Moscou. Avec Poutine, la manière forte est à l’honneur. À l’image de cette phrase, lâchée par le maître du Kremlin en septembre 1999 : « J’irai buter les terroristes jusque dans les chiottes. » Une politique qui rejette obstinément la négociation et assoit la tutelle russe sur Grozny de la manière la plus condamnable qui soit, comme l’ont prouvé les derniers simulacres d’élections en Tchétchénie. En Tchétchénie, viols, tueries et pillages Sur le terrain, c’est l’horreur. Dans une interview à l’Express en juin 2003, Anna Politkovskaïa, grand reporter à Novaïa Gazerta, témoin et grande connaisseuse de la guerre en Tchétchénie, peignait un sombre tableau de la situation. D’un côté, les forces fédérales russes qui violent, tuent, pillent sans jamais être inquiétées. Des forces essentiellement constituées, en ce qui concerne le front tchétchène, de jeunes Russes issus des couches les plus défavorisées de la population. Des soldats plus réceptifs au bourrage de crâne des autorités qui s’emploient à dépeindre les Tchétchènes comme des animaux. Face aux soldats de Moscou, des Tchétchènes dont le principal défi est de survivre chaque jour qui passe. « Ils ont grandi dans le chaos, pratiquement sans faire d’études. Leur seule distraction est d’aller d’un enterrement à un autre. Et il n’en manque pas. Ces garçons discutent des morts, de qui les a tués et se demandent ce qu’il aurait fallu faire pour les libérer », témoigne Mme Politkovskaïa. Un terreau on ne peut plus fertile pour la haine, et propice au recrutement de kamikazes et autres combattants. « Depuis la prise d’otages de Nord-Ost à Moscou, un processus d’héroïsation des auteurs d’attentats-suicide, en particulier des femmes kamikazes, est à l’œuvre au sein de la population. En 2002 déjà, certains journalistes ont tenté d’attirer l’attention sur les risques d’une palestinalisation du conflit », souligne Anna Politkovskaïa. La journaliste met également en exergue l’apparition d’une « troisième force », un mouvement formé « d’une myriade de petits détachements qui ne suivent les ordres de personne ». C’est-à-dire ni du chef de guerre Chamil Bassaïev, leader radical proche des wahhabites, ni d’Aslan Maskhadov, président élu démocratiquement en 1997 avant d’être déclaré hors la loi par Moscou et désormais réfugié dans la clandestinité. Un indépendantiste « modéré », proche de l’Occident. Aujourd’hui, les attentats s’enchaînent, prouvant, dans le sang, l’échec de la politique du président Poutine qui assurait pourtant que le dossier tchétchène était en voie de stabilisation. Risque de régionalisation du conflit La dernière prise d’otages à Beslan en Ossétie du Nord met également en lumière le risque de régionalisation du conflit dans une région dépeinte comme une véritable poudrière. Il y a un peu plus de deux mois, les rebelles tchétchènes avaient ainsi mené une opération d’envergure à Narzan, la principale ville de la République ingouche voisine. L’Ossétie du Nord avait en outre déjà été victime d’un attentat contre l’hôpital militaire de Mozdok, en août 2003. Une internationalisation également privilégiée par M. Poutine. Alors qu’il y a quelques années, il en faisait une question de politique interne, le maître du Kremlin, surfant sur la vague du 11 septembre, inscrit désormais le dossier tchétchène dans le cadre plus large de la lutte mondiale contre le terrorisme. Dans la guerre, version américaine, du bien contre le mal. Les fuites distillées après la prise d’otages de Beslan faisant état de l’influence d’el-Qaëda sur le commando – des informations d’ailleurs invérifiables – vont dans ce sens. La communauté internationale, qui a opté pour un silence frileux sur le dossier tchétchène, est en outre désormais mise à contribution, par Vladimir Poutine en personne, puisqu’il en a appelé, mercredi dernier, au Conseil de sécurité. Les puissances occidentales devraient aujourd’hui profiter de cet appel pour faire enfin entendre leur voix sur ce dossier. Et autrement qu’en se déplaçant, comme MM. Schröder et Chirac, jusqu’à Sotchi, au sud de la Russie, pour féliciter M. Poutine de l’élection du dernier pantin du Kremlin à Grozny, à savoir Alou Alkhanov. Pour Anna Politkovskaïa et Ilyas Akhmadov, ministre des Affaires étrangères d’Aslan Maskhadov, la Tchétchénie ne trouvera son salut que dans une administration onusienne du territoire. Et avec la Tchétchénie apaisée, c’est la vie de nombreux innocents qui sera épargnée. Émilie SUEUR
Le président Poutine n’a pas prononcé le nom de la Tchétchénie depuis la fin tragique de la prise d’otages de l’école de Beslan en Ossétie du Nord. Assurément pour ne pas avoir à revenir sur un dossier sensible, pour ne pas avoir à débattre de la politique, largement critiquée, du Kremlin dans cette république. C’est pourtant bien la Tchétchénie et la politique russe...