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Actualités - REPORTAGE

À deux mois de l’élection présidentielle, Mariam Abou Zahab, spécialiste de la région, dresse un sombre tableau de la situation Drogue, corruption, seigneurs de la guerre et talibans : l’Afghanistan sur la corde raide (photos)

Il fut un temps où l’Afghanistan faisait la manchette des quotidiens, l’ouverture des journaux télévisés. Ce temps-là était celui de l’avant-guerre d’Irak. Aujourd’hui, les projecteurs sont tournés vers Bagdad et les attentats qui ensanglantent son quotidien. Projeté dans l’ombre de l’actualité irakienne, l’Afghanistan tente de renaître de ses cendres. Une entreprise bien difficile alors que les seigneurs de la guerre mènent encore le bal, que le pavot fleurit à nouveau abondamment sur les terres afghanes et que l’insécurité règne en maître. À tel point qu’une commission parlementaire britannique tirait, il y a dix jours, la sonnette d’alarme : à moins qu’un renfort de troupes et des ressources supplémentaires soient rapidement dépêchés, l’Afghanistan va probablement imploser. À deux mois de l’élection présidentielle, la première depuis la chute du régime des talibans, Mariam Abou Zahab, chargée de l’enseignement à l’Institut d’études politiques de Paris et spécialiste de la région, fait le point sur le dossier afghan. Jeudi dernier, le président afghan Ahmad Karzaï surprenait son monde en annonçant l’évincement de son ministre de la Défense, le maréchal Mohammed Qasim Fahim, un des hommes forts de l’Alliance du Nord. Comment expliquez-vous cette décision ? « Par les pressions de la communauté internationale, ou plutôt des États-Unis ! L’éviction de Fahim était nécessaire pour donner de la crédibilité à la volonté de Karzaï de désarmer les seigneurs de la guerre et les milices locales qui leur sont liées. Fahim est en effet le principal obstacle au désarmement des milices. Le maréchal dispose en outre de ressources financières conséquentes, puisqu’il a la haute main sur la spéculation immobilière à Kaboul. » Quelles sont les conséquences pour Ahmed Karzaï de cet évincement ? « Cela risque de rendre son élection plus difficile au premier tour. En mai dernier, Karzaï avait obtenu le soutien de plusieurs personnalités qui avaient accepté de ne présenter aucun candidat contre lui. Avec la mise à l’écart de Fahim, cet accord devient caduc. Certes, le choix de Ahmed Zia Massoud (frère du célèbre commandant Ahmed Shah Massoud) comme vice-président permet à Karzaï de s’assurer un soutien panchiri, car Ahmed Zia bénéficie de l’aura de son frère et surtout, il est favorable à l’entrée au gouvernement des “talibans modérés”. Mais la candidature du seigneur de la guerre Abdul Rachid Dostom (favorable à un gouvernement fédéral décentralisé et opposé à l’hégémonie pachtoune), qui va recueillir les voix ouzbèkes, reste très gênante pour Karzaï. Autre candidature embarrassante pour Karzaï, celle de Younous Qanooni, ex-ministre de l’Éducation, qui bénéficie du soutien de Fahim et d’Abdullah Abdullah, ministre des Affaires étrangères. En choisissant comme colistiers un pachtoun, Taj Mohammed Wardak, et un chiite, Halimi Balkhi, Qanooni peut rassembler sur son nom un nombre de votes plus large que l’électorat tadjik. » Quel est effectivement aujourd’hui le pouvoir de ces seigneurs de la guerre ? « Le désarmement des milices de ces seigneurs de la guerre progresse très lentement et leur pouvoir d’opposition reste très fort. Ils ont en outre reçu (et continuent à recevoir dans une certaine mesure), de la part des États-Unis, des armes et de l’argent pour combattre les talibans. Autant de ressources qu’ils utilisent aussi pour remobiliser leurs réseaux de clientélisme qui contrôlent la terre, les douanes, le trafic de stupéfiants et toutes les activités de contrebande. Ces seigneurs de la guerre ont en outre détourné à leur profit l’aide internationale en créant des ONG et en décrochant des contrats internationaux. Aujourd’hui, ils dominent complètement le secteur de la construction car ils disposent, grâce au trafic de drogue, de gros capitaux. Vingt-huit provinces sur 32 cultivent aujourd’hui le pavot alors que cette culture était limitée, traditionnellement, à 4 ou 5 provinces. Les revenus engendrés par le trafic de drogue représentent actuellement la moitié du PNB afghan et plus de 5 fois le budget du gouvernement. De quoi assurer aux trafiquants une réelle indépendance vis-à-vis du pouvoir central. Ces seigneurs de la guerre bénéficient également du soutien des pays voisins, l’Iran pour Ismaïl Khan, le chef d’Herat, et l’Ouzbékistan pour Rachid Dostom. » La semaine dernière, Médecins sans frontières décidait de quitter l’Afghanistan, après 24 ans de présence ininterrompue, en raison de l’insécurité. Comment analysez-vous cette décision ? « Les ONG dénoncent la confusion militaire-humanitaire pratiquée par les États-Unis (entre autres les fameuses Provincial Reconstruction Teams, des organismes liés à l’armée qui créent l’ambiguïté) qui met en danger l’indépendance et la vie des humanitaires. Perçues comme travaillant pour les Américains, les ONG deviennent des cibles. Par ailleurs, nous assistons à une prolifération d’ONG plus ou moins sérieuses en raison de l’afflux de donations sur certains dossiers. Les projets sur les femmes sont ainsi particulièrement porteurs. On recense ainsi aujourd’hui environ 2 000 ONG (locales et étrangères) en Afghanistan, dont certaines ont une connaissance nulle du pays. D’où beaucoup de gaspillage et d’erreurs, sources de manifestations d’hostilité de la part de la population qui considère que tout cet argent pourrait être mieux dépensé. Il faut savoir en outre que toutes les attaques contre des ONG ne sont pas le fait des talibans, loin de là. Les talibans sont absents du Nord et les attaques contre MSF semblent plutôt liées à des rivalités locales entre commandants locaux. À cela, il faut ajouter un accroissement de la criminalité et ce d’autant plus que la police et la justice étant inexistantes, inefficaces ou corrompues, les voleurs et autres délinquants sont quasiment assurés de l’impunité. » Quel est le pouvoir des talibans ? « Dans les régions du Sud (Kandahar, Helmand, Zabul, Uruzgan et en partie Ghazni), le soutien aux talibans augmente fortement pour plusieurs raisons : le comportement des militaires américains envers la population et les bavures, les arrestations arbitraires et les mauvais traitements dans les prisons gérées par l’armée US ou les mercenaires privés, l’implication des États-Unis dans les luttes de factions locales (les Pachtouns savent très bien se servir des Américains contre leurs rivaux qu’ils présentent comme des talibans), le fait que le gouvernement Karzaï semble totalement impuissant et inféodé aux US, la sécheresse persistante, la pauvreté... Les attaques des talibans visent surtout les soldats et les policiers afghans qu’ils voient comme des collaborateurs d’un gouvernement qu’ils considèrent comme illégitime. » Quel est le sentiment des Afghans sur le scrutin présidentiel ? « Les Afghans pensent que le résultat des élections a été décidé d’avance à Washington et que le seul objectif du scrutin est de légitimer Karzaï en lui accordant la stature d’un président élu démocratiquement. Ils ont aussi bien compris qu’il était important pour George W. Bush que les élections afghanes aient lieu avant les élections américaines. Ces élections répondent plus à des objectifs de politique extérieure qu’aux intérêts afghans. Cette semaine, l’Onu a déclaré que quelque 90 % des électeurs potentiels pour l’ensemble de l’Afghanistan avaient déjà été enregistrés. Ces déclarations me semblent toutefois suspectes. Je pense que les trafics de cartes électorales et les inscriptions multiples sont très répandues dans le Nord où les femmes (et les enfants) vont être mobilisés pour voter afin de faire barrage à Karzaï. Les seigneurs de la guerre de cette région rejettent en effet le système présidentiel qui signifie une hégémonie pachtoune, et souhaitent un système parlementaire décentralisé permettant d’accroître le poids des minorités. Les Pachtouns du Sud n’ont compris que très tardivement l’enjeu du scrutin. Ils se sont réveillés, mais, selon diverses estimations, ils ne représentent toujours que 15 à 20 % des inscrits. Si la participation est faible et si les Pachtouns sont peu représentés dans le gouvernement suivant (les anciens commandants de l’Alliance du Nord dominent encore tous les ministères pour le moment), les élections auront un effet déstabilisateur. Or, la participation risque effectivement d’être faible à cause de l’insécurité qui va aller croissant à l’approche du scrutin. » La communauté internationale a-t-elle oublié l’Afghanistan ? « La communauté internationale, à l’instar de l’Onu, a effectué un investissement minimaliste en Afghanistan, et ce surtout en matière de sécurité. L’implication internationale est, par exemple, plus faible qu’au Timor ou au Kosovo, et les Afghans doivent prendre en main leur reconstruction. La mobilisation massive des ressources annoncée à Tokyo (lors de cette conférence, en janvier 2002, une soixantaine de pays s’étaient engagés à fournir à l’Afghanistan une aide de 4,5 milliards de dollars sur 5 ans, ndlr) ne s’est pas matérialisée. L’ISAF (la force internationale d’assistance pour la sécurité) n’est jamais vraiment sortie de Kaboul, il n’y a pas de force de police étrangère et l’Otan est très réticente à envoyer des troupes supplémentaires pour assurer la sécurité pendant les élections. De plus, l’ISAF et les États-Unis ne s’occupent pas du tout du dossier de la drogue. » Comment a évolué la société afghane depuis la chute des talibans ? « Le gouvernement n’a pas été capable d’améliorer le niveau de vie ni surtout la sécurité. La priorité de la coalition est la lutte contre le terrorisme (el-Qaëda et accessoirement les talibans), alors que la priorité des Afghans est le désarmement des milices, le maintien de l’ordre et la fin des luttes de factions. Les écoles ont rouvert en ville, mais beaucoup de familles sont trop pauvres pour y envoyer leurs enfants. Beaucoup d’hommes ne travaillent pas car toxicomanes ou handicapés. Les veuves doivent envoyer leurs enfants travailler pour que la famille survive. Les adolescentes sont rapidement mariées pour avoir une bouche de moins à nourrir et recevoir l’argent de la dot. Le logement est aussi un sérieux problème à Kaboul. Les réfugiés qui rentrent dans la capitale s’entassent dans des logements minuscules pour des loyers faramineux ». Et en ce qui concerne plus spécifiquement la condition des femmes ? « On recense beaucoup de projets sur les femmes, mais pas toujours réalistes. Il faut également souligner que les femmes continuent de porter le chaderi non par peur des talibans comme l’assurent souvent les journalistes occidentaux, mais parce que la très grande majorité d’entre elles l’a toujours porté et qu’elles ne voient pas pourquoi on les obligerait à l’enlever aujourd’hui. Même les plus féministes trouvent qu’on veut aller trop vite dans le processus d’émancipation, un concept lié à l’époque soviétique, donc particulièrement sensible. Par ailleurs, les jeunes femmes rentrées d’Iran ont beaucoup de mal à s’adapter au mode de vie afghan. En Iran, elles étaient scolarisées et pouvaient sortir et travailler. En Afghanistan, elles se retrouvent enfermées et l’on enregistre beaucoup de suicides. Les femmes ont toutefois obtenu 25 % des sièges à la chambre basse du Parlement et 16 % à la chambre haute, ce qui est révolutionnaire. Il n’est toutefois pas certain que ces sièges seront pourvus. » Et au niveau des réformes institutionnelles ? « Elles avancent très lentement. Rien n’a été fait dans le domaine de la justice par exemple. L’Administration est très faible et extrêmement corrompue, les policiers “formés” par l’Isaf sont peu performants. La tenue de la Loya Jirga et l’adoption de la Constitution peuvent être considérés comme des succès, mais la suite est moins brillante. Les seigneurs de la guerre bloquent toujours tout. » SITUATION GÉOGRAPHIQUE : l’Afghanistan, au cœur de l’Asie centrale, est enclavé entre trois républiques musulmanes de l’ex-URSS au nord (Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan), l’Iran à l’ouest, le Pakistan à l’est et au sud et la Chine à l’est. Pays aride de 652 225 km2, il est constitué à 85 % de montagnes. POPULATION : environ 27 millions. Quelque trois millions de réfugiés ou de personnes déplacées sont rentrées depuis la chute des talibans, en novembre 2001. L’islam est le ciment de 19 groupes ethniques, notamment les Pachtounes (environ 40 %), les Tadjiks (25 %), les Hazaras (20 %) et les Ouzbeks (6 %). CAPITALE : Kaboul (environ 2,5 millions d’habitants, à 1 800 m d’altitude), Kandahar (sud), Mazar-i-Sharif (nord), Herat (ouest), Jalalabad (est). LANGUES OFFICIELLES : pachtou et dari (dialecte persan), plus une trentaine d’autres langues de minorités, notamment ouzbèke et dialectes. RELIGIONS : islam, religion officielle (80 % de sunnites et 20 % de chiites) du pays qui, avant la conquête musulmane, était un grand centre bouddhiste. HISTOIRE : règne de la dynastie pachtoune des Durrani de 1747 à 1973, date du renversement du roi Zaher Shah. Celui-ci reviendra sur le devant de la scène afghane en avril 2002, à son retour de 29 ans d’exil à Rome. En avril 1978, un coup d’État prosoviétique porte les communistes au pouvoir. L’armée soviétique envahit le pays en décembre 1979 et n’en sera chassée par les moudjahidin qu’en février 1989. Le président Najibullah, placé par Moscou à la tête du pays en 1986, est destitué le 16 avril 1992. Début d’une guerre civile entre factions. Le 27 septembre 1996, les talibans, fondamentalistes formés essentiellement au Pakistan, prennent Kaboul, imposant leur interprétation ultrarigoriste de la charia. Le 9 septembre 2001, le commandant Ahmed Shah Massoud, chef de l’Alliance du Nord, opposition armée anti-talibans, est assassiné par deux faux journalistes à l’aide d’une caméra piégée, attentat attribué à l’organisation el-Qaëda. Le 7 octobre 2001, à la suite des attentats du 11 septembre aux États-Unis, la coalition alliée déclenche une guerre antiterroriste. Après six semaines de frappes américaines, les forces de l’Alliance du Nord reprennent Kaboul, puis en décembre Kandahar, fief politico-religieux des talibans. En décembre 2001, la conférence de Bonn (Allemagne), qui réunit les factions afghanes sous l’égide de l’Onu, débouche sur un accord : mise en place d’un gouvernement intérimaire dirigé par le royaliste Hamid Karzaï (élu président le 13 juin 2002) et d’une Force internationale de sécurité (Isaf), dont l’Otan prend le commandement en août 2003 (5 700 hommes de 35 pays). ÉCONOMIE : la reconstruction, dans un pays ravagé par vingt-trois ans de guerre et de crises, est rendue difficile par l’insécurité persistante et reste dépendante des aides internationales. L’Afghanistan est en outre de loin le premier fournisseur mondial d’opium. Les revenus du trafic représentent jusqu’à 50 % de toutes les richesses produites par l’économie, selon le Fonds monétaire international (FMI). RESSOURCES : charbon (4 % des réserves mondiales), fer, cuivre (1 % des réserves mondiales) et pierres précieuses (plus important gisement du monde de lapis-lazuli et d’émeraude). Des gisements de plomb, zinc, étain, tungstène, césium sont inexploités. Le pays est également riche en gaz naturel. Le PIB – hors opium –, devrait atteindre 186 dollars par habitant selon les estimations du FMI. DÉFENSE : formation en cours d’une nouvelle armée nationale (ANA) multiethnique, forte de 7 000 hommes en décembre 2003. L’objectif à long terme est de la porter à quelque 70 000 hommes, parmi lesquels une grande partie des miliciens désarmés devraient être intégrés. HRW dénonce les abus commis par les forces US Dans un rapport publié en mars dernier, Human Rights Watch, dénonçait le comportement de l’armée américaine en Afghanistan. Selon l’association de défense des droits de l’homme, les forces américaines ont arbitrairement détenu des civils, fait un usage disproportionné de la force lors de l’arrestation de personnes non combattantes et ont maltraité des prisonniers. Brad Adams, directeur général de la division asiatique de HRW a ainsi souligné que des civils étaient détenus sans être présentés devant des tribunaux, sans avoir accès à des conseillers légaux et sans que leur soit autorisées des visites de la famille. Dans son rapport fondé sur des recherches et interviews menées en Afghanistan et au Pakistan en 2003 et début 2004, HRW fait état de situations dans lesquelles les forces américaines ont fait usage de méthodes militaires lors d’opérations visant à appréhender des civils dans des zones clairement résidentielles. Le rapport dénonce également des mauvais traitements dans les centres de détention. Des prisonniers ont ainsi rapporté avoir été battus, aspergés d’eau glacée et soumis à des températures très basses. Beaucoup de détenus ont affirmé avoir été contraints de rester éveillés, de se tenir debout ou agenouillés pendant de longues périodes dans des positions douloureuses. HRW rapporte également de nombreux cas de détention arbitraire de civils, apparemment fondés sur de mauvais renseignements. L’association souligne enfin que les États-Unis n’ont pas répondu de manière adéquate aux questions posées, et ce notamment sur les cas de trois détenus morts en détention, deux sur la base de Bagram en décembre 2002 et un sur la base d’Asadabad en juin 2003. Pour les deux premiers hommes, les médecins légistes américains ayant pratiqué l’autopsie ont conclu à la mort par homicide. En n’agissant pas, les États-Unis érodent les standards du droit international, conclut HRW. Propos recueillis par émilie SUEUR


Il fut un temps où l’Afghanistan faisait la manchette des quotidiens, l’ouverture des journaux télévisés. Ce temps-là était celui de l’avant-guerre d’Irak. Aujourd’hui, les projecteurs sont tournés vers Bagdad et les attentats qui ensanglantent son quotidien. Projeté dans l’ombre de l’actualité irakienne, l’Afghanistan tente de renaître de ses cendres. Une entreprise...