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Actualités - OPINION

Vincent Romani, chercheur et spécialiste des territoires palestiniens, analyse la crise actuelle Promouvoir des réformes démocratiques sous occupation est un leurre

Alors que Yasser Arafat fête ses 75 ans, la direction palestinienne traverse une crise majeure. Vincent Romani, chercheur à l’Institut d’études politiques d’Aix-Marseille et à l’Institut de recherche et d’étude sur le monde arabe et musulman, revient sur cette crise avec l’œil d’un témoin privilégié puisqu’il a vécu dans les territoires palestiniens entre 2000 et 2002 et y retourne régulièrement depuis. – Comment expliquez-vous le timing de cette crise au sein de la direction palestinienne ? « Il faut relativiser l’apparente soudaineté de cette crise, et surtout sa portée. D’une part, face à l’échec du soulèvement armé palestinien qui est dans une impasse, des dissensions politiques importantes sont apparues depuis un certain temps déjà au sein de la direction palestinienne autour d’une question précise : comment poursuivre la lutte pour la libération ? Des violences intrapalestiniennes avaient en outre déjà eu lieu par le passé à Hébron, Naplouse, Jénine et Gaza, par exemple, remettant en cause le leadership national de l’Autorité. D’autre part, nous observons avant tout ici une crise interne au Fateh, qui n’est pas nouvelle. Aujourd’hui, cette crise trouve les meilleures conditions de son expression à Gaza en raison de plusieurs paramètres dont les principaux sont l’absence prolongée de Yasser Arafat de ce territoire et le fait que Gaza ait été relativement épargnée, au niveau des installations politiques, administratives et sécuritaires palestiniennes, par les attaques israéliennes. À noter que le Hamas, qui constitue une force politique et sociale de plus en plus déterminante, ne s’ingère pas dans cette “crise” et attend son heure. Une attitude qui tendrait à conforter l’idée selon laquelle la portée de cette crise est encore limitée et que le “chaos” annoncé par certains n’est pas encore d’actualité. » – Cette crise représente-t-elle, selon vous, un conflit entre la vieille et l’ancienne garde du Fateh, entre les acteurs de la première intifada et les « returnees », ces cadres revenus en Palestine après Oslo ? « Il est très difficile de mobiliser une seule clef de lecture pour cette crise. Aux conflits de générations ou de légitimité interne s’ajoutent et se mélangent en effet les logiques ethnolocalistes d’allégeance aux grands clans et partis. Il est de même difficile de prendre au mot les sommations des divers acteurs de cette “crise”, qui brandissent les accusations de trahison (pro-israélienne), de corruption ou de prédation (registre dialectique opposant les « returnees » de l’Autorité aux « locaux ») et demandent des “réformes”. Tous ces termes relèvent plus d’une rhétorique politique que d’un ancrage dans la réalité des acteurs qui les utilisent. Si Mohammed Dahlan, par exemple, met en cause l’intégrité de certains proches d’Arafat, sa réputation n’en est pas moins entachée de corruption et de clientélisme. » – Pensez-vous que Mohamed Dahlan ait pu jouer un rôle en arrière-plan de cette crise ? « Mohammed Dahlan est effectivement donné favori pour Gaza ; il est réputé être l’ami des Américains et dispose localement d’un fort capital relationnel et sécuritaire. Il faut toutefois prendre garde à l’effet de loupe qui donnerait à cette crise une portée trop importante. L’enjeu se limite ici, pour les membres du Fateh, au contrôle des appareils sécuritaires palestiniens, lesquels sont de toute façon très handicapés : les attaques israéliennes incessantes ont amoindri leurs moyens, et ils ne disposent pas d’une capacité militaire suffisante pour lutter contre l’occupation israélienne. Un autre enjeu de taille est celui du devenir des membres de groupes armés, plus ou moins liés au Fateh, qui ont émergé, hors de toute institution officielle, à l’occasion du soulèvement en 2000. Alors que la lutte armée est dans l’impasse, ces acteurs cherchent une porte de sortie et paraissent être au cœur de la contestation actuelle. Enfin, il ne faut pas oublier l’intérêt intemporel d’Israël à entraver l’unité d’un espace politique palestinien, et donc à favoriser l’autonomisation politique de Gaza au détriment de la Cisjordanie ou d’une réunion des deux zones. » – Arafat est-il le seul obstacle aujourd’hui à un lancement du processus de réforme ? « Nous touchons ici au cœur de la problématique réelle, à savoir : dans quelle mesure la direction emprisonnée d’un groupe social sous occupation militaire et miné par un processus de colonisation peut-elle “se réformer” ? Quel historien pourrait trouver le moindre sérieux dans l’idée d’une “réforme démocratique sous occupation militaire” ? Nous savons très bien que les occupations militaires, les répressions et les colonisations changent les sociétés, mais jamais dans le sens d’une plus grande liberté. Sur ce point, une grande fiction est entretenue par les acteurs du conflit qui voudraient laisser croire que l’Autorité palestinienne et son chef disposent d’une réelle marge de manœuvre. Or l’Autorité a peiné à se légitimer jusqu’en 1999. Puis le soulèvement de septembre 2000 a permis aux Israéliens de détruire posément ses moyens d’action et de réduire presque à néant aussi bien sa légitimité interne qu’externe. Aujourd’hui, l’Autorité ne représente plus qu’une agence de redistribution de services et de ressources économiques. Entretenir le mythe d’une Autorité palestinienne intacte et tenant effectivement les rênes du pouvoir arrange toutefois beaucoup de monde : les membres de cette même Autorité (moribonde dans sa forme actuelle) tout d’abord, qui espèrent encore que leur vie de combat ne fut pas vaine ; Israël ensuite, pour qui le maintien de cette façade palestinienne justifie la perpétuation de l’occupation et de la colonisation ; les observateurs étrangers, enfin, qui travaillent dans l’illusion diplomatique et étatique d’avoir des interlocuteurs “officiels” dont la légitimité et le pouvoir ne sont pourtant que résiduels. Une seconde fiction consiste à assurer que l’histoire est faite et défaite par un seul individu. Yasser Arafat n’est pas seul, il est interdépendant d’un système. Ni dictateur ni autocrate, il a su maintenir son leadership en se rendant toujours incontournable en tant qu’arbitre et redistributeur. » – Vous avez effectué de longs séjours dans les territoires palestiniens. Quel est le sentiment de la population sur la question des réformes ? Assiste-t-on, selon vous, à un réveil de la société civile palestinienne ? « Précisément, en raison des faits que je viens d’énoncer, la population a plongé dans l’indifférence et l’apathie politiques depuis bien avant le soulèvement. En ce qui concerne la société civile palestinienne, si elle est identifiable, force est de constater qu’elle lutte plus souvent pour sa survie physique que pour “la démocratisation de sa direction”. Arafat inspire le respect en tant que représentant officiel du Mouvement de libération palestinien, mais pas en tant que chef d’une Autorité décriée. » Propos recueillis par Émilie SUEUR
Alors que Yasser Arafat fête ses 75 ans, la direction palestinienne traverse une crise majeure. Vincent Romani, chercheur à l’Institut d’études politiques d’Aix-Marseille et à l’Institut de recherche et d’étude sur le monde arabe et musulman, revient sur cette crise avec l’œil d’un témoin privilégié puisqu’il a vécu dans les territoires palestiniens entre 2000 et 2002 et...