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Souvenir Les trompe-la-mort du Beyrouth-Aley (*)

Celui qui n’a pas été passager, au moins une fois dans sa vie, dans un taxi Beyrouth-Aley ne peut prétendre savoir ce que vivre dangereusement veut dire.
Place des Canons, les voitures étaient alignées du côté sud, près du monument aux Martyrs. Celui-ci, pas le pompeux qui vint après, mais le discret, qui représentait deux femmes se consolant mutuellement d’avoir perdu un être cher au cours des exécutions qui eurent lieu ici même au début du siècle, somnolait paisiblement à l’ombre de deux ficus plantés sur le trottoir.
Les splendides limousines du parc des taxis étaient des Buick, des Pontiac et autres de Soto. Plus tard, des Kayser et des Fraser, voitures inconnues jusqu’à ce jour, s’y étaient ajoutées. Pour des prétendues raisons d’aérodynamique, elles étaient plates comme des limandes et l’on y était assis très bas, chauffeur compris, pratiquement à même le plancher. Rabaissés ainsi au niveau des essieux des poids lourds, les passagers ne se sentaient pas tout à fait en sécurité. C’est pourquoi ils évitaient instinctivement de s’installer dans ces nouveaux bolides.
Pour faire le plein de passagers, les chauffeurs s’égosillaient à héler le chaland. Celui-ci, le malheureux, une fois attrapé, n’échappait à l’écartèlement qu’en se débattant comme un diable et s’engouffrant in extremis dans la première portière ouverte. Non, ces chauffeurs n’étaient pas des gens commodes. Pour une question de priorité dans leur propre file d’attente, deux de ces énergumènes avaient fait bondir l’une vers l’autre leurs voitures pour ne les arrêter, pare-chocs contre pare-chocs qu’à quelques centimètres de distance. Le tout accompagné de jurons comme il se doit.
Le voyage se passait tranquillement pendant la première partie du trajet jusqu’au moment de vérité : la fameuse montée de Jamhour. Tout avait de l’importance et tout se jouait là : mise au point du moteur, gonflement des pneus, forme physique du chauffeur et surtout son honneur qu’il lui fallait préserver à tout prix, car il était exclu qu’il se laisse dépasser.
Pendant cette course, les passagers étaient muets comme des carpes, à l’écoute de leur rythme cardiaque qui ne cessait de s’accélérer. Seules quelques dames laissaient échapper un petit cri d’effroi vite réprimé par la honte d’avoir montré qu’elles avaient eu peur.
Jusqu’au moment où, à 100 kilomètres à l’heure, la situation paraissait telle que notre taxi ne pouvait que s’écraser contre les voitures qui se trouvaient devant lui. Imperturbable, par un gauche-droite-freinage-accélération d’une rare dextérité, notre chauffeur reléguait l’épisode au passé.
Après Jamhour, la ligne droite faisait penser à Daytona Beach et les virages d’Araya au Grand Prix de Monaco. Avec la différence qu’à ces deux courses, version libanaise, on participait personnellement.
En moins de temps qu’il ne fallait pour se réciter un « Notre Père qui êtes aux cieux... », on ne sait jamais, n’est-ce pas ? On était arrivé à destination et l’on découvrait que le climat d’Aley, la reine des centres de villégiature, était sacrément revigorant et que la vie était belle.

G. SÉROF


(*) Écrit suite à l’appel du projet de Nada Sehnaoui : « Atazak-
kar, fractions de mémoire. »
Celui qui n’a pas été passager, au moins une fois dans sa vie, dans un taxi Beyrouth-Aley ne peut prétendre savoir ce que vivre dangereusement veut dire.Place des Canons, les voitures étaient alignées du côté sud, près du monument aux Martyrs. Celui-ci, pas le pompeux qui vint après, mais le discret, qui représentait deux femmes se consolant mutuellement d’avoir perdu un...