Rechercher
Rechercher

Actualités

REGARD - Hanibal Srougi : polyptyques, acrylique et feu Retour au nomadisme

La toile, la terre. L’acrylique, l’eau. Et le feu, à travers l’air, qui ronge les bords des bandes oblongues pliées et dépliées en quatre ou huit rectangles égaux, dessinant des lignes d’indentations irrégulières. Sur ces lisières longitudinales, il laisse des traces brunes, signature de son passage oxhydrique. Ces rognures, minuscules caps et criques, sont le premier relevé sismographique pour ainsi dire de la main découpeuse de l’artiste en train de délimiter son territoire, étroite langue de lin autosuffisante, quoique potentiellement capable de s’associer par contiguïté à un nombre indéfini de supports homologues. Les bandes naissent et vivent en fratries, familles de trois, quatre, cinq, six, sept, huit fausses jumelles et faux jumeaux. Automutilation Le feu ne se contente pas de ces travaux cadastraux et cartographiques, il s’attaque au cœur du sujet, perçant des trous aux bords calcinés qui relient, par le vide, le recto et le verso, la face visible et la face cachée, ouvrant le chemin à la possibilité d’une prolifération qui abolirait non seulement l’intégrité territoriale mais jusqu’au territoire lui-même. L’automutilation de l’œuvre deviendrait alors auto-immolation, un holocauste par le feu dévorant, un autodafé. Sa création coïnciderait alors avec son sacrifice, son apparition avec sa disparition. C’est là une tentation permanente chez Hannibal Srougi qui cherche à l’équilibrer dans ses diptyques par la juxtaposition d’une toile entamée, constellée de trous charbonneux, et d’une toile monochrome intacte. Qui est ce qu’aurait été l’autre sans l’intervention pyromane. Façon d’accoler le réel et le virtuel, la virginité et la défloration. Srougi tente même de raccommoder la virginité perdue en superposant une toile trouée à une toile intacte. Musique visuelle Puisqu’il s’agit de peinture, le feu, une fois sa part réservée, fait le lit de l’eau, de la couleur. Nouvelles constellations de trous fictifs rouges, verts, bleus sur toile écrue. Minimalisme, aussi, dans l’alternance des plages colorées et des plages originelles, réserves naturelles protégées. Cette succession de panneaux eux-mêmes autocontenus, minibandes au sein de la maxibande, produit une sorte de musique visuelle. Les bandes juxtaposées font office de portées et d’instruments, d’écriture et d’interprétation, de voix en parallèle ou en contrepoint, d’autant plus nombreuses que le thème appelle une plus ample orchestration. Corps à corps La notion de bande pliable transforme complètement le statut du tableau. Ce n’est plus un objet fixe accrochable au mur, c’est un objet mobile, manipulable. Le format du support change, son unité se fragmente ou se multiplie, selon le point de vue, le rapport de l’amateur avec l’œuvre est remis en question. Au lieu du face à face traditionnel, chacun restant confiné dans son espace privé, c’est désormais le corps à corps, le corps de l’œuvre sollicitant le corps du regardeur et vice versa. La peinture n’est plus protégée par une aura d’exclusion qui vous tient à distance respectueuse, elle vous invite à jouer familièrement des mains comme des yeux, à lui manquer de respect en l’emportant dans votre sac ou même dans votre poche pour la sortir à loisir comme on sort un livre qu’on n’a pas achevé de lire. Chemins qui ne mènent nulle part Hanibal Srougi, né en 1957, est le neveu de Halim Jurdak, l’un des plus originaux et des plus discrets de nos peintres vétérans. Très vite, Jurdak avait choisi les voies de l’abstraction. Hanibal Srougi l’a suivi sur ces « chemins qui ne mènent nulle part », comme dirait Heidegger. Ces chemins qui, non tracés d’avance, mènent en réalité aux plus belles aventures parce qu’ils incitent à prendre des risques, à se frayer des pistes de traverse dans l’épaisse forêt du déjà pensé et du déjà-vu. À cœur vaillant pas de limites. Et cœur vaillant est bien le peintre qui se hasarde hors des sentiers battus. Il lui faut non seulement découvrir mais assumer un type d’expression personnelle, malgré ses propres doutes et le scepticisme des autres. Et surtout être capable de lui assurer un avenir, c’est-à-dire une continuité dans le changement créatif perpétuel suivant la même ligne logique et la même dynamique artistique. Commentaire silencieux Cette possibilité d’évolution, contenue en germe dès la première ébauche, tient à la cohérence interne du modèle intérieur, reflet des couches profondes du psychisme, projeté, à travers le temps, dans la diversité des œuvres. Cohérence qui en garantit la pluralité sémantique : leur capacité à supporter des décodages différents, parfois contradictoires, qui, à chaque lecture, ajoutent de nouvelles strates de sens. Tel est, par excellence, le type d’expression choisi par Hanibal Srougi. C’est pourquoi, sans l’avoir voulu lui-même et sans effort de la part du regardeur, et malgré le caractère léger et même gai des polyptyques, sa peinture informelle, faite autant de vides que de pleins, se laisse déchiffrer comme une sorte de commentaire silencieux non seulement sur la guerre libanaise, son histoire et sa mémoire pleines de trous, tel un écho persistant, mais également sur la guerre irakienne, tel un écho immédiat des événements et de leur couverture informationnelle, elle aussi pleine de lacunes, de manques, de non-dits et de non-montrés. Merveilleux nuages Ses toiles écrues sont, avec leurs trous calcinés, une sorte de cartographie du désert constellé d’agglomérations fumantes de feux et de flammes. Et comment, après les pillages organisés des musées irakiens et de la bibliothèque nationale, comme s’il fallait faire un grand trou dans la culture, n’être pas sensible au sens supplémentaire que prennent ses polyptyques en bandes et en rubans aux bords brûlés, stèles vulnérables et fragiles parchemins. Comme si lui, peintre émigré, cherchait à nous dire que les avoirs et les savoirs ne sauraient être préservés par un sédentarisme qui les livre aux vandales, nouveaux Mongols, mais par un nomadisme qui les en délivre. La fixité tue, seule la fluidité sauve. C’est bien un retour au nomadisme, mode de vie de l’émigré même longtemps fixé en un même endroit, que propose la peinture de Hanibal Srougi, et dans sa forme et dans son contenu. Que l’œuvre d’art puisse devenir un objet de jeu, de transformations opérées par son usager, de passages d’un état à un autre, d’une station à une autre, est bien la manifestation d’une tendance nomadisante inscrite dès le début dans l’approche de Srougi. Comme nomadiser c’est aller de l’avant, cela pourrait le mener loin, à la poursuite des merveilleux nuages de l’inspiration. (Galerie Janine Rubeiz). Joseph TARRAB
La toile, la terre. L’acrylique, l’eau. Et le feu, à travers l’air, qui ronge les bords des bandes oblongues pliées et dépliées en quatre ou huit rectangles égaux, dessinant des lignes d’indentations irrégulières. Sur ces lisières longitudinales, il laisse des traces brunes, signature de son passage oxhydrique. Ces rognures, minuscules caps et criques, sont le premier relevé...