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REGARD - Paul Zgheib, Anna Czajka, Naji Zahar Décapitations en chaîne

Il y a, comme ça, des idées qui flottent dans l’air du temps, des idées errantes qui cherchent, en certaines saisons, à se fixer dans des concepts, des images, des signes, des symboles, des significations ou, plus brutalement, à se concrétiser dans des actions, non dans des œuvres. En même temps, des penseurs, des savants, des artistes, des stratèges, sans rapport les uns avec les autres, se trouvent, comme par hasard, en train d’opérer avec les mêmes éléments dans une étrange « synchronicité » qui peut, parfois, prendre l’allure d’une « inquiétante étrangeté ». Des savants proposent la même théorie, des artistes utilisent les mêmes métaphores, des militaires font appel au même vocabulaire presque au même moment. Maître-mot Prenez le cas d’une démarche qui, du premier coup, est devenue « historique » : la tentative de «décapiter » le régime irakien, suivie par d’autres tentatives, plus ou moins délibérées, de « décapiter » la mission diplomatique russe en Irak, les Peshmergas, le gouverneur de Bassora, Ali dit le «Chimiste », fameux pour avoir réussi, lui, à décimer la population d’un village kurde en la gazant purement et simplement et, enfin, last but not least, la presse internationale retranchée dans un hôtel censé lui assurer immunité et protection. Mais, apparemment, à l’ère des cow-boys mécanisés ou volants, il n’y a plus de garantie de vie sauve pour les journalistes coupables de délit de témoignage, assimilés à de sales mouchards. La garde républicaine, censée être sinon invincible du moins coriace, s’est purement et simplement évanouie dans la nature, sans doute elle aussi décapitée par de massifs bombardements aériens. Décapitation, maître-mot de cette guerre impériale. Maître-mot, aussi, de ce que trois artistes nous ont donné à voir ces derniers temps dans les galeries de Beyrouth. Comme si leur subconscient, ouvert aux influences de l’époque, avait capté et décodé à l’avance ce qui allait se passer, d’une manière si spectaculaire et si implacable, sur la scène de l’histoire, sous les feux de la rampe, des projecteurs des cintres et des caméras de la télévision. Au profit de l’histoire Paul Zgheib, dans Un caillou dans une godasse, ampute, mutile et décapite photographiquement ses modèles masculins dont les fragments de corps sont plongés dans une équivoque atmosphère érotique dont l’ambiguïté est accentuée, sur le noir et blanc du cliché, par le recours à un dérivé affadi de la couleur rose en guise de voile. Cette ambivalence est donnée pour symbolique de la « dualité » de Beyrouth. Pourquoi ne pas s’en tenir à l’œuvre en tant qu’œuvre, sans chercher à lui attribuer des prolongements métaphoriques ou symboliques qui restreignent sa portée, comme si l’on craignait qu’elle ne se suffise pas à elle- même ? (Beyrouth, soit dit en passant, bien plus que duelle, est une ville plurielle, bien entendu). Ces photos d’hommes nus sont exposées dans des boîtes-cadres oblongues censées représenter des boîtes à chaussures (la godasse du titre) et qui, bien plutôt, donnent l’impression de mini-cercueils pour ces corps martyrisés pour l’amour de l’art. À son insu, Paul Zgheib a ainsi célébré symboliquement, à l’avance, les obsèques des victimes de la guerre, le rose carnation préfigurant, sur le mode mineur, le linceul rouge du sang versé. Sous Beyrouth, c’est Bagdad qui transparaît. Même le titre de l’exposition prend alors un sens éclairant : la godasse est celle du soldat et si les cailloux ne manquent pas dans le désert, de nombreux « cailloux » humains ont entravé sa marche, l’obligeant à boiter. On croit faire un travail privé, voire intimiste par ses harmoniques, et voici qu’il s’avère imbibé de conscience collective, comme si l’histoire, à certains moments, parvenait à détourner à son profit, par un surcroît de sens, les créations les plus secrètes. La meneuse de jeu Anna Czajka, créatrice du laboratoire de restauration des Archives nationales à Beyrouth, est une artiste polonaise qui, pour conclure son séjour de 9 ans au Moyen-Orient, nous a offert une série de techniques mixtes sur papier avec, pour motif principal, la représentation d’une statue antique, une femme enveloppée d’un drapé et, bien entendu, dépourvue de tête, décapitée par les vicissitudes de l’histoire naturelle, tremblements de terre, ou humaine, violences et destructions. Une statue du Musée national qui se retrouve multipliée dans une même œuvre et d’œuvre en œuvre par réitération, copie et collage en quelque sorte, pour jouer le rôle d’idole, de cadavre à l’extérieur ou à l’intérieur d’un sarcophage, de commère, etc. Parfois, elle est amputée, partagée en deux ou plusieurs morceaux. Le seul autre thème, à part celui du temple et de l’autel des sacrifices d’où s’écoule un flot de sang comme un tapis rouge, est celui du célèbre bouddha afghan défiguré, puis décapité et démoli par les talibans à coups de canon. Encore une fois, c’est la mort qui est, ici, la meneuse de jeu. En guise d’adieux à son pays d’accueil, Anna Czajka ne trouve rien d’autre, en hommage à sa culture et à son histoire, que ces images de lieux sacrés, de nécropoles, de statues qui disent si bien, dans leur emmaillotement et leur absence de membres et de tête, ce qu’est aujourd’hui la situation de ce pays et de cette région. Splendeur califale Même Naji Zahar, photographe qui semble animé d’autres préoccupations, plus conceptuelles, donc plus abstraites, plus branchées sur l’art contemporain, ne manque pas de succomber, à son tour, au thème, décidément omniprésent, de la décapitation. D’abord dans une série de 50 photos intitulées Faces qui sont des photographies de photographies tirées de magazines, de livres, etc., des métaphotographies en somme. Comme aurait dit Bachelard, une photo de photo de photo de photo, une photo à la quatrième ou à la centième puissance n’est rien d’autre qu’une photo. Tout le processus de montée en puissance est donc, en quelque sorte, réaplati dès que la photo finale est exposée, quelles que soient les manipulations effectuées. Ces visages sont un peu comme la tête de Jean Baptiste sur le plateau ou comme les têtes de moutons (ras nifa) sur les comptoirs des restaurants populaires. D’avoir en quelque sorte cherché à raffiner la chose en passant au second degré n’enlève rien au caractère décapitateur de l’acte photographique. Caractère constitutif de cet acte puisque, pour photographier, il faut nécessairement cadrer donc nécessairement amputer, mutiler, décapiter. C’est pourquoi la photographie est beaucoup moins véridique qu’on ne lui en fait crédit généralement. Plus elle nous rapproche de la réalité, plus elle nous en éloigne, en la coupant de son contexte global. Le dessin et la peinture sont mieux à même de le refléter. Est-ce pour cela qu’après avoir accroché, à l’aide de cintres de longues photos de corps décapités (Bodies) enfermées dans des sacs de plastique transparent, Naji Zahar s’est avisé d’en faire autant avec d’anciens dessins anatomiques arabes agrandis (Anatomy) qui, eux, ne sont pas décapités ? Des dessins qui ont été probablement exécutés à Bagdad même au temps de sa splendeur califale, lorsqu’elle était la capitale intellectuelle et scientifique du monde à un moment où l’Europe balbutiait à peine et où l’Amérique dormait pour de longs siècles encore dans le liquide amniotique de l’histoire future ? Là aussi, sous Beyrouth, Bagdad. Quelle que soit la nature du régime irakien, comment ne pas évoquer, devant ces images d’anatomies déchiquetées et carbonisées, de matraquages aériens, de fumées noires et de feux d’enfer, l’offensive mongole qui, en décapitant le corps arabe de sa capitale (la capitale étant littéralement la tête), le laissa exsangue, vidé de sa substance, jusqu’au jour d’aujourd’hui. Mais ne forçons pas la comparaison : l’Irak perdit alors quelque 30 millions d’habitants et, de jardin fertile, devint le désert qu’il n’a cessé d’être depuis. Vous croyez faire de l’art conceptuel, sans rapport avec l’histoire en cours, vous vous amusez à jeter de la «totipotence» aux yeux, et voici que l’histoire vous rattrape et vous fait faire ce qu’elle veut et non ce que vous croyez vouloir faire. L’histoire vous décapite pour mettre sa tête à la place de la vôtre. (L’exposition de Paul Zgheib a eu lieu à la galerie SD, celle d’Anna Czajka à la galerie Agial, celle de Naji Zahar court jusqu’au 18 avril à la galerie Fennel, rue Clemenceau). Joseph TARRAB
Il y a, comme ça, des idées qui flottent dans l’air du temps, des idées errantes qui cherchent, en certaines saisons, à se fixer dans des concepts, des images, des signes, des symboles, des significations ou, plus brutalement, à se concrétiser dans des actions, non dans des œuvres. En même temps, des penseurs, des savants, des artistes, des stratèges, sans rapport les uns avec les...