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REGARD - Les images de la guerre, la guerre des images Le petit four et le millefeuille

Jamais dans l’histoire humaine, la guerre n’avait été à ce point transformée en pur spectacle. Jamais aucun chef de guerre n’avait pu avoir, comme aujourd’hui le simple téléspectateur des images immédiates et des deux côtés de la ligne de feu, par un simple zapping entre stations, des combats et de leurs effets sur les unités combattantes, la population civile et les théâtres des opérations. Jamais on n’avait, avec un sens pervers du préordonnancement, installé d’avance des caméras en plein centre d’une capitale juste en face des sites destinés à être bombardés, de manière à faire vivre au monde entier, en direct, « live », l’assommage d’une ville sous prétexte d’assommer un régime. Réalité fragmentée Jamais les journalistes de la presse écrite, de la radio et de la télévision n’avaient accompagné aussi massivement les militaires sur le terrain, à l’intérieur des positions d’artillerie, sur les barrages, au cœur même des batailles. Jamais ils n’avaient pu transmettre leurs rapports d’une manière aussi instantanée, faisant de la guerre une sorte de feuilleton sans fin, en continu, 24 heures sur 24. Jamais, à ce point, on n’avait, à part le 11 septembre, passé les mêmes images en boucle jusqu’à les déréaliser par une répétition obsessionnelle qui leur ôte, à chaque retour, un peu plus de leur effet choc et les convertit en images quasi fictives, coupées de leur contexte, comme se suffisant à elles-mêmes. Déjà, lors de la première guerre du Golfe, ce phénomène de métamorphose de l’information en désinformation, de la réalité en fiction et de la fiction en réalité m’avait définitivement dégoûté de la télévision. Ce coup-ci, la télévision atteint de nouveaux sommets de manipulation et de mensonge. Non seulement parce que l’information est filtrée de manière à empêcher, par exemple, les spectateurs américains de voir le moindre blessé irakien ou allié ou d’obtenir la moindre information neutre sinon objective, ce qui assimile la télévision américaine à celle de n’importe quel pays totalitaire. Mais parce que le nouveau déploiement de journalistes et de moyens de communication superperformants, au lieu de brosser un tableau global exact de ce qui se passe, fragmente la réalité et, mettant en avant un événement, dissimule tous les autres. Effets d’entraînement Désormais l’événement existe parce qu’il est filmé, dit ou écrit, peu importe comment et avec quels filtres. Le consommateur d’images, de textes et de sons a l’impression d’assister à la guerre alors qu’il n’assiste qu’à une série d’épisodes décousus, malgré le déluge de discours, de commentaires, d’analyses et de bilans. Il n’en reste pas moins que les images gardent assez de mordant pour susciter chez beaucoup de jeunes et de moins jeunes le désir et bientôt le besoin irrésistible de se porter volontaires pour la défense de l’Irak, quelle que soit l’efficacité réelle de leur engagement. En ce sens, la globalisation et la mondialisation des émissions satellitaires provoquent, même à travers des images déréalisées, des effets d’entraînement eux aussi globalisés. C’est le monde entier qui se sent concerné. Non-conformité Les radios globales utilisent tous les moyens de communication, téléphone, fax, e-mail pour inciter les auditeurs à intervenir d’une manière instantanée, de manière à instituer des débats mondiaux. La BBC invite ses auditeurs à utiliser les services de messages écrits de leurs portables pour « communiquer leurs pensées au moment même où ils les pensent », sans délai ni autre forme de procès. Ces innovations ne font qu’ajouter à la confusion entretenue par des analystes branchés sur des longueurs d’ondes différentes. À les écouter essayer d’expliquer ce qui se passe et pourquoi ça se passe, en particulier l’énigme apparemment impénétrable pour un cerveau occidental de la non-conformité de la guerre effective à la guerre virtuelle des « war games » (version high-tech de la guerre en chambre), surtout le phénomène inattendu et donc immédiatement taxé d’anormal et d’aberrant de la résistance irakienne, on se dit que l’Occident est l’Occident et l’Orient est l’Orient et jamais ils ne pourront ni se rencontrer ni se superposer sans excès ni défaut. Rôle improvisé En un sens, cette difficulté à digérer le fait que la réalité déjoue les prévisions, malgré l’assouplissement tardif des plans militaires, relève non point tant d’un excès de rationalité éventuellement corrigible que d’une forme de délire pur et simple : si les calculs établis s’avèrent erronés, ce ne sont pas les calculs qui ont tort, ni surtout les calculateurs, c’est la réalité qui déconne. On avait catalogué d’avance, en les sursimplifiant, les réactions des protagonistes sur la scène irakienne. Et voici que ces acteurs malgré eux d’une pièce écrite par d’autres à leur insu ont le front de jouer un rôle improvisé de leur propre cru, sans tenir compte du scénario préétabli. Malgré les rappels à l’ordre, rien à faire, ils continuent à se comporter comme s’ils étaient chez eux, comme s’ils étaient attaqués et comme s’ils devaient se défendre. Autrement dit, comme s’ils n’étaient pas des acteurs débitant des rôles appris par cœur, mais des hommes vivants, agissant pour leur compte selon leurs motivations propres. Un art, pas une science Que cela soit un scandale pour l’entendement des illuminés bien-pensants qui ont tout manigancé en prenant leurs désirs pour des réalités montre à quel point le monde est sous la coupe de forcenés qui détestent la vie, son foisonnement, son inventivité, son renouvellement perpétuel. Ils veulent la fourrer de force dans les boîtes à sardines de leurs raisons numériques. Hélas pour eux, la vie, jusqu’à nouvel ordre, n’est pas mettable en équations infaillibles. Ils ont, tout à leurs techniques de pointe, purement et simplement oublié que la guerre n’est pas une science exacte mais un art d’invention, qu’elle ne se fait pas entre machines mais entre hommes et que la moindre des choses pour un stratège est de ne pas sous-estimer son adversaire et de prévoir le pire et non pas le meilleur. Ce sont les plus démunis qui, faute de pouvoir recourir à la technologie, mettent cet art déconcertant en pratique par de véritables « happenings » et « performances ». C’est pourquoi ce qui se passe en Irak relève de cette rubrique d’art. Le cours des choses En un sens, c’est un nouveau chapitre de l’éternelle venue de l’Occidental avec des idées simples vers l’Orient compliqué. Au moins, De Gaulle avait-il vite compris qu’il n’y comprenait goutte. En réalité, l’Orient n’est pas tant compliqué – on peut l’être sur un seul plan – que complexe. En termes pâtissiers, si l’identité de l’Occidental est un petit four mince et plat, celle de l’Oriental est un millefeuille, avec de la crème et de la confiture qui giclent à tous les étages et du sucre fin qui vole de tous côtés. Ni le petit four ne peut devenir millefeuille, ni le millefeuille petit four. Comment pourraient-ils s’entendre ? La guerre est un art, certes, mais c’est la vie qui est le grand art, la créativité irrépressible. Pour l’Occidental, c’est l’homme qui propose et qui dispose, qui dresse les plans et les exécute, qui domine la nature et croit pouvoir dominer l’humanité. Pour l’Oriental, c’est Dieu qui crée ce à quoi personne ne s’attend. Voilà pourquoi on aura beau calculer et prévoir, le cours des choses sera toujours différent de ce qu’on aura imaginé. Joseph TARRAB
Jamais dans l’histoire humaine, la guerre n’avait été à ce point transformée en pur spectacle. Jamais aucun chef de guerre n’avait pu avoir, comme aujourd’hui le simple téléspectateur des images immédiates et des deux côtés de la ligne de feu, par un simple zapping entre stations, des combats et de leurs effets sur les unités combattantes, la population civile et les théâtres...