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Un professeur d’histoire dénonce le retour en force du colonialisme américain Pour Fawaz Traboulsi, néoconservateurs, évangélistes et sionistes tentent de dessiner un nouvel ordre mondial(photo)

«C’est le retour à l’époque coloniale, aux temps de l’occupation directe de pays stratégiques. Après l’Afghanistan, on assiste à l’invasion de l’Irak et ceci, après quatre décennies de lutte des peuples pour leur indépendance ». Fawaz Traboulsi annonce la couleur dès le départ : c’est bel et bien de colonialisme qu’il s’agit et certainement pas d’une opération de « libération » comme l’ont claironné les Américains. Sur le processus de démocratisation que George W. Bush s’est engagé à mettre en œuvre une fois Saddam Hussein éjecté du pouvoir, le professeur d’histoire et de sciences politiques de la LAU est suspicieux. Non seulement la démocratie n’est pas une simple leçon à assimiler par « des peuples mineurs », mais la vérité est que les Américains ont des calculs stratégiques autrement plus sérieux : dominer le cœur du Moyen-Orient que représente l’Irak, estime l’intellectuel de gauche qui accuse sans ambages les États-Unis de pratiquer un « unilatéralisme impérial » dans le monde. Après une hésitation de 10 ans, estime M. Traboulsi, les États-Unis sont en train de redéfinir, de manière bien plus précise avec la guerre de l’Irak, les contours d’un nouvel ordre mondial. Pour essayer de comprendre la signification qu’il faut donner à la naissance de cet empire, il faut remonter, dit-il, aux origines du courant néoconservateur incarné par le fameux Project for a New American century (Projet pour un nouveau siècle américain) dont les auteurs font beaucoup parler d’eux en ce moment. Ils s’agit de Donald Rumsfeld, l’actuel secrétaire américain à la Défense, son conseiller Paul Wolfowitz et Richard Perle, conseiller au sein du Pentagone qui vient d’ailleurs de démissionner. « L’idée était que la suprématie militaire américaine devait être confirmée face à tout autre puissance potentielle», explique M. Traboulsi. Préconisée en 1993 dans un rapport remis à George Bush qui la rejette – Clinton en fera de même durant son mandat –, la question de l’invasion de l’Irak reviendra sur le tapis avec George W. Bush avec d’autant plus de force que le 11 septembre lui donnera un prétexte en or. Néanmoins, c’est le contexte idéologico-politique qui sera tout aussi influent, comme l’explique le professeur de sciences politiques qui met l’accent sur l’alliance entre deux courants majeurs qui ont regroupé les néoconservateurs traditionnels – Rumsfeld, Perle et Wolfowitz – et les évangélistes ou la droite ultraprotestante, qui affiche une position religieuse très conservatrice. « Celui qui exprime le mieux ce courant, c’est George W Bush qui croit qu’il exerce la politique comme un message messianique avec une impression nette qu’il reçoit des signaux de Dieu », ironise le professeur. Il poursuit en soulignant que le plus important à retenir est « la naissance d’un fondamentalisme religieux et d’un conservatisme politique social qui met en exergue une relation profonde avec l’institution sioniste ». À ce sujet, il rappelle que Perle et Wolfowitz sont connus pour être des « likoudiens » extrémistes aux États-Unis. Perle était un des conseillers de Netanyahu. Il lui avait conçu un projet politique pour sa campagne électorale de 96. « D’ailleurs, dans ce projet, il était précisément question de l’Irak », dit M. Traboulsi. Qualifiant la puissance américaine de « régime impérialiste », l’ancien membre de l’OACL rappelle que la caractéristique majeure de ce nouvel ordre mondial et par conséquent de cette mondialisation en est précisément « l’aspect militaire et sécuritaire », imposé par l’hyperpuissance américaine qui vise à créer un fossé technologique impossible à combler. De cet aspect sécuritaire découle une certaine « manière d’être » de gérer les affaires du monde, dit-il. « Ainsi, sous le label de terrorisme, les Américains imposent au monde toute sorte d’opérations militaires». De là également découle une vision manichéenne du monde, à savoir « la civilisation et la non-civilisation ». Du fait que les États-Unis ont été agressés le 11 septembre, ce partage de la planète en deux a permis de changer les régimes politiques dans le monde par le biais de la guerre en imposant cette dualité. « Par conséquent, c’est toute la position, le rôle et la philosophie des Nations unies en tant que produit de la Seconde Guerre mondiale qui est aujourd’hui remis en question », dit il. Le général Maude revient à la charge Le professeur d’histoire ne peut que faire le parallèle avec certains faits marquants d’un passé récent : « C’est le retour à l’époque coloniale, aux temps de l’occupation directe des pays. » Mais si l’absurdité veut que l’on réoccupe le monde sous le label de la « libération » du monde, l’ironie de l’histoire veut qu’en 1917, le communiqué du général Frederic Maude, qui était à la tête de l’expédition britannique, ressemblât drôlement au discours du président américain, dit Fawaz Traboulsi. « Bush a pratiquement copié ce communiqué qui dit textuellement : “Nous venons en notre qualité de libérateurs et non d’occupants. Bientôt nous œuvrerons de manière à ce que le peuple irakien jouisse de ses richesses et ressources dont il ne pouvait profiter sous le joug de gouverneurs injustes” (incarnés par l’empire ottoman) », souligne-t-il. À l’époque, les Britanniques leur avaient promis la libération de l’emprise des Ottomans, promesse qui s’est soldée par le mandat et un régime confessionnel. Maintenant, les Américains leur font miroiter la chute de Saddam Hussein qui va aboutir à une occupation et un système tout aussi sectaire, explique le professeur. Il n’est ni question de libération du peuple irakien ni de démocratie, encore moins d’un gouvernement fédéral qui serait évidemment la solution idéale. Si Fawaz Traboulsi milite pour ce qu’il appelle le « droit d’ingérence démocratique » que devrait exercer l’Onu en Irak, un droit qu’il a d’ailleurs ardemment défendu dans un article paru dans Le Monde diplomatique en septembre 92, au lendemain de la dernière révolte désespérée du peuple irakien contre Saddam Hussein, c’est parce qu’il reste profondément convaincu que le peuple irakien souhaite viscéralement la liberté. Mais de là à ce que cette liberté lui soit quasiment « forcée » par les forces américaines, l’affaire est devenue tout autre. « La démocratie, dit-il, est une affaire d’accumulation et de réalisations effectuées par le peuple et seulement par celui-ci. » « Ce qui est en vue jusqu’à présent, c’est un nouveau colonialisme avec un gouvernement militaire direct et une étape transitoire qui verra l’établissement d’un régime satellite. » Il sera en outre sectaire-confessionnel, divisé entre les Kurdes et les Arabes d’une part, les chiites et les sunnites d’autre part, « une répartition qui n’a rien de démocratique ». « Je crois qu’ils trouveront une formule qui se rapproche du système libanais », dit-il. Pour M. Traboulsi, la formule fédérative n’a aucune chance de trouver un écho auprès des Américains. D’ailleurs, les Turcs ne permettront jamais l’avènement d’un foyer kurde. « Le mieux que l’on puisse espérer, c’est un gouvernement kurde autonome au sein d’un gouvernement irakien. D’ailleurs, les Kurdes n’ont de solution viable qu’à l’intérieur de l’Irak », estime M. Traboulsi. À la question de savoir quel est le pire auquel la population kurde devrait s’attendre, il répond en précisant que cette dernière se trouve dans une situation difficile « prise entre des tentatives de domination iranienne non militaire et des dérives militaires turques qui réclament le pétrole de Kirkouk». Et l’analyste de préciser qu’Istanbul n’ira pas jusqu’à occuper l’enclave kurde pour la simple raison qu’il ne voudrait pas augmenter la population kurde sur son territoire. Évoquant par ailleurs l’image des « Irakiens assis sur les nappes de pétrole des Américains », le professeur Traboulsi explique que la question du pétrole dans la prise de décision de la guerre n’est pas un simple détail. Il rappelle que des contrats juteux avaient été conclus entre l’Irak d’une part, la France et la Russie d’autre part, portant sur trois champs pétroliers qui, s’ils sont exploités, propulseront l’Irak au rang de troisième producteur mondial après l’Arabie saoudite, M. Traboulsi précise que les Américains avaient annoncé – à la veille de la guerre – qu’ils allaient revoir ces contrats. Mais, poursuit le professeur, quelle que soit l’importance de l’enjeu pétrolier, l’aspect géostratégique reste le plus crucial. « La présence des USA en Irak garantit le contrôle du Golfe. La puissance américaine pourra ainsi déplacer ses bases militaires d’Arabie saoudite vers l’Irak. Cette position l’habilitera à exercer des pressions sur l’Iran et la Syrie, tout en assurant la sécurité d’Israël. » La démocratie, fruit d’une lutte populaire Comment les régimes arabes vont-ils se comporter face à ces changements ? La pseudodémocratisation de l’Irak – si démocratisation il y aura – fera-t-elle boule de neige dans les pays voisins ? « Ne nous leurrons pas, martèle Fawaz Traboulsi. Il n’y a pas de démocratie parachutée d’en haut. La démocratie est le fruit d’une lutte populaire ou ne l’est pas », dit cet ancien militant communiste en citant l’exemple de la tentative du prince Abdallah ben Abdel-Aziz qui s’est dépêché de négocier avec certains groupes de l’opposition pour élargir les prérogatives du Majlis choura (Conseil de consultation), croyant faire de légères concessions aux Américains. La question est de savoir dans quelle mesure ces concessions répondent véritablement aux aspirations des peuples, s’interroge M. Traboulsi. C’est la même chose qui se passe au niveau de l’Autorité palestinienne dans la mesure où les « concessions faites par Abou Ammar ressemblent aux initiatives du prince Abdallah », dit-il en allusion aux récentes réformes entreprises par l’Autorité palestinienne. Des modifications là encore imposées par les Israéliens et les Américains. « La demande des Américains est également de changer le régime palestinien bien qu’il s’agisse de l’unique régime arabe élu sur la base d’une véritable compétition électorale », se lamente le professeur qui déplore que l’avènement d’un Mahmoud Abbas à la tête du gouvernement n’a d’autre justification que ses prises de position contre les opérations militaires et son opposition farouche à l’intifada, « mais en aucun cas pour ses principes démocratiques ». La guerre de l’Irak pourra-t-elle influer d’une manière ou d’une autre sur le cours de la cause palestinienne, sur la feuille de route ou sur le processus de paix ? « Quel processus ? Quelle feuille de route ? Comment peut-on parler d’un État palestinien alors que la feuille de route impose aux Palestiniens d’arrêter les combats en leur offrant en contrepartie un État complètement effrité ? » se révolte l’idéologue. « Quant au processus de paix, voilà déjà bien longtemps que Sharon en a sapé les fondements, à savoir les accords d’Oslo », conclut Fawaz Traboulsi. Jeanine JALKH
«C’est le retour à l’époque coloniale, aux temps de l’occupation directe de pays stratégiques. Après l’Afghanistan, on assiste à l’invasion de l’Irak et ceci, après quatre décennies de lutte des peuples pour leur indépendance ». Fawaz Traboulsi annonce la couleur dès le départ : c’est bel et bien de colonialisme qu’il s’agit et certainement pas d’une...