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REGARD - Olga Limansky (1903-1988), hommage du centenaire Le monde qui avait été le sien

Nous étions voisins, rue Rizkallah, à l’arrière du Starco, aujourd’hui anéantie avec tout le reste du quartier de Zeïtouné, l’un des plus emblématiques du Beyrouth d’avant-guerre. Cosmopolite, ouvert 24 heures sur 24 avec ses restaurants, ses cabarets, ses boîtes, ses bars, ses hôtels, ses plages, ses deux baies, sa promenade, mais aussi ses cimetières, ses clubs étrangers et l’église Saint-Georges de la communauté anglophone qui, seule, subsiste encore mais déplacée hors contexte. Elle était au bord de l’eau. Elle est à l’intérieur des terres, derrière le remblai d’ordures et de gravats destiné à devenir une nouvelle corniche paysagée. Grandeurs et misères Zeïtouné est le seul grand quartier de l’ancien Beyrouth qui ait été purement et simplement oblitéré. C’était un monde à part dans la ville, un lieu mythique que Maamaltein a vainement cherché à imiter. Jamais ni la rue Monnot ni le centre-ville ne pourront retrouver son charme prenant si singulier, naïf et vénéneux à la fois. Un lieu chargé de grande Histoire et de petites histoires. Un lieu qui doit encore trouver un historien capable de ressusciter ses grandeurs et ses misères. C’est là, sur la terrasse d’été du Rialto, au bruit des vagues, que j’ai vu mon premier film, une série noire américaine. Aujourd’hui les séries noires américaines ont passé de la fiction à la réalité et du cinéma à la télé, en direct. De mon roof, je jouissais d’une vue imprenable sur une oasis d’anciennes demeures cossues à toitures de tuiles rouges entourées de jardins arborés avec leurs bassins ronds aux rebords garnis de plantes fleuries. Olga habitait la première maison, ombragée par un immense eucalyptus. La nuit, je dévalais de mon perchoir pour sonner à sa porte. Installés autour de la table en bois massif de la vaste cuisine, nous passions des heures à deviser autour de zakouskis préparés avec amour et régulièrement arrosés de dés de vodka dont la bouteille dormait bien au froid dans le congélateur. De dé en dé De fil en aiguille et de dé en dé, Olga évoquait son enfance russe, sa fuite avec sa famille, son installation à Damas puis à Beyrouth, son travail à l’ambassade de France, son mariage, ses enfants et, toujours, l’événement fondateur de sa nouvelle vie : la boîte d’aquarelles offerte par un ami, le peintre Jean Benedek, l’une des figures les plus sympathiques de cette époque. Il avait fondé le café La Palette où se retrouvaient les artistes et les intellectuels. Il devait par la suite fonder, à Aïn el-Remmaneh, un endroit plutôt incongru, le restaurant L’os où s’entassaient les copains bohèmes autorisés à imprimer leurs semelles sur les murs et à les couvrir de slogans, de dessins et d’âneries de toutes sortes. Émigré au Canada, Jean Benedek changea lui aussi de vie et de métier et devint négociant en diamants. Le second cadeau Olga n’avait jamais manipulé de pinceau et ignorait tout de la peinture. Elle n’en décida pas moins, sur les conseils de Benedek, de s’y lancer sans préparation aucune. Sa première aquarelle fut un paysage imaginaire, une rivière enjambée par un pont. À sa grande surprise, Benedek découvrit, encadré par l’arcade du pont, comme émergeant de l’inconscient même d’Olga, un visage hiératique dont elle-même ne soupçonnait pas l’existence. Il décida qu’elle était naturellement douée pour la peinture et la pressa de continuer, sans se soucier de sa maladresse. Ce conseil fut le second cadeau de Benedek, peut-être le plus précieux des deux.. C’est cette maladresse, cette ignorance du dessin, de la perspective, des proportions, des couleurs qui vont devenir la caractéristique originale du travail d’Olga, préservant sa vision du monde extérieur des règles et des conventions académiques qui stérilisent souvent la vision en interposant un écran artificiel, un filtre normalisateur entre l’œil et son objet. Le suc de chaque instant L’impréparation technique d’Olga conférait à sa vision une immédiateté, une intensité, une présence, une séduction tout à fait spéciales. Vision très différente de celle des peintres dits naïfs qui peignent moins la chose que l’idée de la chose. D’où l’allure souvent abstraite, géométrique, rigide, en un mot conceptuelle de leurs œuvres. En revanche, les œuvres d’Olga respirent la vie. Dans ses paysages et ses intérieurs, les objets, que ce soit un arbre ou une chaise, ont une âme, une vibration et comme une histoire, une mémoire de toutes les vicissitudes subies. On sent qu’ils pourraient raconter mille et une péripéties. D’ailleurs, sans trop de peine, on déchiffre en quelque sorte leur biographie dans leur allure générale, leurs contours fatigués d’avoir tant vécu et servi, dans leurs couleurs insolites d’audace qui, au rebours, proclament leur acharnement à vivre, à tirer pleinement le suc de chaque instant. L’effet Limansky C’est pourquoi, souvent, les objets d’une même scène ont une totale autonomie. Ils coexistent dans le même espace, mais chacun a ses propres proportions, abstraction faite de celles des autres. Il s’affirme comme une personnalité à part, que dis-je, comme une personne. C’est cela le style ou l’effet Limansky : la personnalisation des objets, leur humanisation, grâce à une sorte de virginité perceptive qui lui permet d’organiser le monde non point hiérarchiquement mais anarchiquement, non à partir d’un centre unique mais à partir d’une pluralité de centres coexistants. Cela produit parfois des œuvres proliférantes, dispersées, ouvertes, toujours proches de la réalité d’une vision fragmentée, loin de tout totalitarisme et de toute totalisation. Bien entendu, Olga n’avait rien d’une femme inculte. Son innocence perceptive était un don d’autant plus remarquable qu’il était le fait d’une forte femme, versée en maints domaines, éprouvée durement au début et à la fin de sa vie sans se laisser abattre. Cette créatrice d’un monde heureux, tout de calme et de volupté sinon de luxe, dut subir deux exodes, deux exils. Dans sa jeunesse, de son pays d’origine, du fait de la Révolution d’Octobre. Dans sa vieillesse, elle qui avait entamé sa carrière picturale à 65 ans, une fois mise à la retraite, à l’âge où pour d’autres la vie semble finie ou du moins sans perspectives nouvelles, du fait de la guerre libanaise. Objets volés En mars 1975, le grand eucalyptus du jardin fut brisé par un vent de khamsin particulièrement violent. Toute la rue le prit pour un mauvais augure, pour l’annonce d’une fin imminente. En mars 1976, après deux semaines de combats dits des Grands Hôtels, des miliciens arrivèrent un matin avec des bidons d’essence et mirent immédiatement le feu à la très belle demeure qui abritait la Taverne Suisse, juste sous mes fenêtres et en face du domicile d’Olga. Elle dut, comme le reste des habitants du quartier, quitter précipitamment les lieux sans rien emporter ou presque. Les miliciens brûlaient les valisettes d’effets personnels à même la chaussée comme « objets volés ». Le soir même, sous leur œil vigilant, tout le quartier, des dizaines d’immeubles et de maisons, fut systématiquement pillé. Sans électricité et sans ascenseurs, il fallut sans doute des centaines de « déménageurs » et des dizaines de camions pour faire table rase en une seule razzia nocturne. Avec l’agrément de l’autre bord qui, pour l’occasion, avait interrompu ses bombardements. Le lendemain, je fis, sous bonne garde, une rapide inspection chez moi. L’appartement était vide et nu, sans portes, sans fenêtres, sans radiateurs. Même les sanitaires avaient été démontés et emportés. Jusqu’au bout La maison d’Olga n’échappa ni au pillage, ni au saccage, ni à l’incendie. Mais l’admirable vieillarde ne se laissa pas abattre. Installée à Rabieh, dans une chambre d’hôtel, elle se remit à peindre. Comme elle ne pouvait plus se déplacer facilement, elle se lança dans une sorte de récapitulation de son œuvre, repeignant de mémoire ce qui avait disparu dans le naufrage de sa maison. Beaucoup d’œuvres de cette rétrospective appartiennent à cette seconde cuvée. Elles n’ont pas la force et l’éclat des premières qui restent gravées dans ma mémoire. Je les avais vues chez elle. Elles étaient exposées à l’endroit même où elles avaient été exécutées et qui leur avait servi de modèle. Olga, née en 1903, vécut encore 12 ans, jusqu’en 1988, après la chute et la fin de Zeïtouné, peignant jusqu’au bout pour recréer, dans sa chambre étroite surencombrée, le monde si vaste, si serein, si beau qui avait été le sien. Aujourd’hui, certaines de ses aquarelles sont parmi les rares documents témoins des sites, des quartiers, des rues, des demeures, des cafés disparus. (Fares Hall, AUB). Joseph TARRAB
Nous étions voisins, rue Rizkallah, à l’arrière du Starco, aujourd’hui anéantie avec tout le reste du quartier de Zeïtouné, l’un des plus emblématiques du Beyrouth d’avant-guerre. Cosmopolite, ouvert 24 heures sur 24 avec ses restaurants, ses cabarets, ses boîtes, ses bars, ses hôtels, ses plages, ses deux baies, sa promenade, mais aussi ses cimetières, ses clubs étrangers et...