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Si belle déchéance

« La tragédie moderne diffère de celle de l’antiquité, en ce que maintenant, les chœurs agissent et jouent les rôles principaux, pendant que les dieux, héros et tyrans, auxquels était jadis réservée toute l’action, sont descendus aujourd’hui au rôle de médiocres représentants de la volonté des partis et de l’action populaire. » Heinrich Heine « Pourquoi l’Irak et pas, par exemple, la Syrie et le Liban ? » Cette question, posée il y a à peine quelques jours par Catherine Laborde de France2 au politologue spécialiste du Proche-Orient Gilles Kepel, pour être un tantinet sotte - l’Irak, c’est tout de même un bien autre calibre -, n’en est pas moins éloquente. À l’heure où les Américains veulent, à coup de bombes, de missiles et autres Tommy Frank, « restructurer le milieu », le démocratiser, « pour qu’il ne soit pas fauteur de troubles ». À l’heure où Français, Allemands et autres Russes n’ont pas, n’ont plus, la moindre référence régionale – proche-orientale – à proposer comme modèle de substitution pour un Irak post-Saddam. Question particulièrement éloquente parce que parfaite illustration d’un état d’esprit de plus en plus généralisé, malheureusement, : le Liban qui, pendant quatre ou cinq décennies, s’appelait aussi « Suisse du Moyen-Orient » ; le Liban qui, entre 43 et 75, était une oasis (tout est relatif) de démocratie et de libertés dans une région qui n’en jouissait pas vraiment ; ce Liban-là, qui aurait parfaitement pu servir aujourd’hui d’exemple à Paris, Berlin et Moscou, est complètement, et à juste titre, oublié par tous dès qu’il s’agit de citer un pays où se cultive et où se plaît cette démocratie dont se prévalent et dont s’arrogent, comme d’un droit divin, la garantie à travers la planète, le pathétique George W. Bush et son insensée garde prétorienne. Comment une journaliste réputée pour sa pertinence et son intelligence en arrive-t-elle – et comme elle des millions de femmes et d’hommes aux quatre coins du monde – à inclure le Liban dans une espèce d’axe du mal certes soft, mais totalement antidémocratique ? Pourquoi le Liban n’est-il plus cette exception, cette référence ? Pourquoi le Liban, qui n’avait ni n’aura de pétrole mais qui regorgeait d’idées, qui se faisait un plaisir de défendre une certaine idée de lui-même, n’est-il plus capable que de suivre, d’imiter – pâlement –, de singer ? Plusieurs évidences, de prime abord, s’imposent. La guerre de quinze ans, celle « des autres » ? Soit. Pendant quinze ans, tour à tour, les Nabih Berry, Michel Aoun, Walid Joumblatt, Samir Geagea, Élie Hobeika, Sleimane Frangié, Kamal Chatila, Abbas Moussawi et autres Hassan Nasrallah régnaient chacun sur un micro-royaume, oubliaient - cette guerre y a certes joué pour beaucoup - un à un les préceptes de la démocratie, dont les Libanais se déshabituaient, lentement, sûrement. Et puis tout le monde le sait : un bulletin de vote est mille fois plus fort qu’une roquette de Katioucha. Malheureusement, nous ne sommes même pas arrivés, nous Libanais, à copier cette bonne invention des Tchèques : se terroriser si démocratiquement qu’on n’a plus personne, en fin de compte, contre qui faire des attentats. Cela sans compter, bien évidemment, les ravages effarants de l’occupation israélienne et les sales stigmates qu’elle a laissés, au fer rouge, sur le quotidien des Libanais. Ni la présence – l’omniprésence – de centaines de milliers de Palestiniens, leur micro-État, leur micro-milice, leurs îlots de non-droit. Ni le pullulement de groupuscules multiethniques dont le fondamentalisme n’a rien à envier au plus convaincu des talibans. Ni l’entêtement du Hezbollah (il est certes bien soutenu pour...) à ne pas abandonner les armes en faveur des seules dorures (somme toute très sobres) de l’hémicycle de la place de l’Étoile. La tutelle syrienne, le phénomène de syrianisation du Liban ? Soit. Le Liban n’a pas de liberté de décision ; sa souveraineté est joliment tronquée ; son manque d’indépendance a même été relevé la semaine dernière, certes mezzo voce, par des Koweïtiens et des Qataris un tantinet ulcérés ; sa jeunesse qui proteste, qui manifeste et qui rêve d’un Liban retrouvé, tabassée devant les télévisions du monde ; son opposition (démocratique !) muselée, marginalisée ; ses médias prohibés ; ses dirigeants obligés d’avaler sans discontinuer et sans état d’âme l’aller-retour Beyrouth-Anjar-Damas-Anjar-Beyrouth... Et dire qu’après que les forces de Damas aient été invitées – ou qu’elles se soient invitées, assureront certains – à venir aider, ils étaient 30 000, le Liban, un superbe partenariat libano-syrien, à l’image de l’axe franco-allemand, aurait pu naître. Et le Liban-exception-du-Proche-Orient préservé. Cela sans compter, bien évidemment, les énormes conséquences des quinze années – trente milliards de dollars de dettes –, ou la folie des grandeurs de quelque « imperator » en mal de pouvoir. Là aussi, c’est encore, on ferait tout pour se rassurer, la faute des autres. Puisque là où les conditions économiques nécessaires à la démocratie politique ne peuvent pas être créées, une démocratie bénéficiant du soutien véritable du peuple ne peut pas se développer. Sauf que – dommage pour nous Libanais –, il n’y a pas que ces facteurs exogènes. Le problème, c’est que l’essence de notre mal ne vient pas de si loin. Elle vient de l’intérieur. De nos hommes politiques. C’est rassurant, c’est confortable, une tutelle, un suivisme qui ronronne. C’est rassurant, c’est confortable, un atavisme qui génère une mentalité tout entière suintante de féodalisme, qui impose un phagocytage constant des institutions politiques, dont l’indépendance est seule garante d’une démocratie et d’un État de droit sauvegardés. C’est rassurant, c’est confortable, ces habitudes qui ont assuré la dégénérescence de toute vie politique, après qu’ait été dynamité le vital et indispensable concept d’alternance. C’est rassurant, c’est confortable, de se dire que l’on n’a pas l’étoffe d’un homme d’État, d’un Fouad Chéhab, d’un Camille Chamoun, d’un Béchara el-Khoury, d’un Riad el-Solh, d’un Saëb Salam, d’un Rachid Karamé, d’un Ahmed el-Assaad, d’un Sabri Hamadé, d’un Kamal Joumblatt et d’un Fouad Boutros. Le bon sens finlandais est impérial. Le démocrate, dit-il, par opposition à l’homme totalitaire, serait conscient de ses imperfections et tolérerait par conséquent mieux les imperfections d’autrui. Il faut pourtant remarquer, souligne-t-il, que ce démocrate exige souvent que son voisin boîte du même pied que lui. Ziyad MAKHOUL
« La tragédie moderne diffère de celle de l’antiquité, en ce que maintenant, les chœurs agissent et jouent les rôles principaux, pendant que les dieux, héros et tyrans, auxquels était jadis réservée toute l’action, sont descendus aujourd’hui au rôle de médiocres représentants de la volonté des partis et de l’action populaire. » Heinrich Heine « Pourquoi l’Irak et pas,...