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REGARD - Goya : « Los Caprichos », gravures Est-il bon ? Est-il méchant ?

Cette série satirique de 80 estampes qualifiées par Goya de « sujets capricieux qui se prêtent à tourner les choses en ridicule et à fustiger les préjugés, les impostures et les hypocrisies consacrés par le temps » fut publiée en 1799 et très vite retirée de la vente, sa charge critique ayant été jugée provocatrice par l’Inquisition qui s’y trouvait nommément prise à partie. Pour se tirer d’affaire et sauver son œuvre, Goya offrit toutes les plaques et les gravures invendues au roi d’Espagne qui les accepta. Pourtant, il n’y avait pas épargné les grands de ce monde, y compris les rois, les reines (il fait allusion à une liaison amoureuse de la reine) et les princes. En fait, personne, de haut en bas de l’échelle sociale, n’avait échappé à la censure implacable des « erreurs et vices humains ». Les gravures, qui combinent les techniques de la pointe sèche, du burin, de l’eau-forte et de l’aquatinte, ont un format standard de 21,5 x 15 cm. La série exposée à l’Institut Cervantès (Maarad) fait partie de la 11e édition tirée en sépia à 100 exemplaires à l’occasion de l’Exposition universelle de Séville de 1929. Critique radicale Il est rare d’avoir la chance d’admirer à Beyrouth un tel déploiement de créativité. Les Caprices ou Inventions de Goya constituent l’une des premières transgressions de l’art néoclassique et inaugurent une ère d’affranchissement de la forme et du contenu qui débouche, au-delà de l’art du dix-neuvième siècle, dans celui du vingtième, y compris le surréalisme. L’album de Goya constitue un jalon dans la diffusion démocratique de l’œuvre d’art, mais aussi dans celle d’une approche critique radicale qui ne respecte rien ni personne. L’Inquisition avait de quoi s’alarmer : pour Goya, les femmes sont des putains ; les hommes des charlatans stupides, naïfs et pervers jusqu’à la pédophilie ; les nonnes et les moines des animaux lubriques, lascifs, gloutons et paillards ; les mères dénaturées ; les pères des salauds prêts à vendre leurs filles en mariage au plus offrant ; les enfants imbus d’idées fausses, de superstitions et de peurs inculquées par une éducation ignorante et criminelle qui en fait, surtout ceux de l’aristocratie, des adultes puérils, bourrés de complexes, capricieux, obstinés, arrogants, cupides, insupportables, quand ils ne meurent pas prématurément à force de masturbation ; les fonctionnaires corrompus, les supérieurs pires que les subordonnés ; les nobles des oppresseurs imbéciles qui vivent, tout comme les hommes de religion, sur le dos du peuple obligé non seulement de se soumettre à leur arbitraire mais aussi, parce qu’il est aussi idiot qu’aliéné, d’applaudir à leurs faits et méfaits ; les professeurs des ânes qui n’apprennent qu’à braire ; les médecins des incapables qui expédient leurs malades ad patres ; les juges des scélérats ; les policiers des voyous ; les jeunes filles des poupées sans cervelle exploitées par leurs entremetteuses de mères ; les vieilles des intrigantes infâmes… Le sommeil de la raison Pour Goya, Le sommeil de la Raison engendre des monstres, l’un des ses titres qui a fait fortune, tournant en proverbe. Cette gravure constituait à l’origine la couverture de l’album, énonçant le credo du peintre. On y voit un homme endormi sur son bureau entouré d’un essaim d’oiseaux et d’animaux de mauvais augure. « Quand les hommes n’écoutent pas la raison, tout se résout en hallucinations », mais « si la fantaisie abandonnée par la raison produit des monstres impossibles, unie avec elle, c’est la mère des arts et l’origine des merveilles ». Goya préconise en tout le juste milieu, la bonne proportion : « Même dans le plaisir, la tempérance et la modération sont nécessaires », note-t-il dans un commentaire sur la gloutonnerie des moines. Mais nulle part il ne trouve ce qu’il tient pour la règle d’or. Au contraire : tandis que la fortune fait retomber ceux qu’elle a fait monter et vice versa, tout ce que nous faisons c’est nous copier et nous imiter les uns les autres, surtout en matière de vices et de perversions. Pourtant, personne n’apprend rien de personne, nous nous abusons tous à qui mieux mieux, car « le monde est un masque et tout est feint : les visages, les habits, les voix ». C’est une perpétuelle comédie des erreurs où chacun veut paraître ce qu’il n’est pas et où, nécessairement, personne ne connaît personne. L’artiste en vieux singe Rarement un artiste aura poussé aussi loin la misanthropie et le dégoût de ses semblables, dégoût qui ne l’exclut pas lui-même. Dans le frontispice, il se portraiture de profil en chapeau à haute forme, veste et cravate, tout ce qu’il y a de plus sérieux, l’œil torve lorgnant de biais, la moue à la bouche, l’air suprêmement ennuyé et écœuré, comme s’il reniflait une odeur fétide : « Véritable autoportrait, de mauvaise humeur, et attitude satirique », commente-t-il. Dans le Caprice 27, intitulé Qui est le plus trompé ?, il n’hésite pas à se représenter comme un « charlatan d’amour » faisant la cour à la duchesse d’Albe en usant des « mêmes grimaces et des mêmes flatteries qu’un chien de manchon » à sa chienne. On ne sait qui imite qui : les chiens les humains ou les humains les chiens. L’un des motifs de cette aigreur envers l’humanité entière est la surdité qui frappe Goya au début des années 1790. Le motif particulier de cette gravure est un revers sentimental présumé dans sa relation avec la duchesse d’Albe en 1796. Goya est nommé peintre du roi en 1786 et peintre de la Chambre trois ans plus tard. Il devient de ce fait le portraitiste attitré de l’aristocratie, produisant quelque 250 portraits jusqu’à la fin de sa vie en 1828 (il est né en 1746). Cela ne l’empêche pas, dans le Caprice 41, de se représenter en singe tenant palette et pinceau pour peindre un âne avantageux dont on voit sur la toile l’amorce de portrait : un noble à perruque. Il persifle ainsi ses propres clients : « Un animal ne cesse pas d’être un animal même s’il est portraituré avec sa fraise, son jabot et son air d’importance ». Quant à son métier de portraitiste, il le taxe implicitement de singerie, résumé pour lui de toutes les relations humaines. C’est, avant la lettre, un Portrait de l’artiste en vieux singe (plutôt qu’en jeune). Éclairage expressionniste Oui, Goya est un vieux singe à qui on ne la fait pas et qui tourne tout le monde en bourrique. Et il le fait avec un déploiement d’imagination graphique exceptionnel, utilisant avec brio toutes les ressources de la gravure pour faire passer son message avec le maximum d’impact, voire avec un effet de choc. En combinant l’eau-forte et l’aquatinte récemment inventée en France, il obtient des noirs profonds, des gris de toutes les valeurs et des blancs violents tels des spots électriques braqués sur la partie du sujet qu’il entend mettre en relief ou, plus littéralement, en lumière. Il n’y a pas de source naturelle ni de répartition logique de la lumière, mais une distribution arbitraire entièrement régie par l’effet visuel et sémantique recherché. Un véritable art de l’éclairage expressionniste qui anticipe ceux des studios de photo, de cinéma et des scènes de théâtre du vingtième siècle. Dans le Caprice 41 intitulé Ni plus ni moins (souvent les titres sont énigmatiques et ont besoin eux-mêmes de gloses explicatives), la lumière éclaire le museau, les oreilles et le cou de l’âne assis par terre et la palette et le pinceau du singe portraitiste. Tout le reste est plongé dans la pénombre. Dans le Caprice 27 seuls les visages, un bras de la duchesse et de son soupirant et les deux chiens énamourés sont éclairés. Dans le Caprice 54, seul le visage pourvu d’un énorme appendice nasal est en blanc. Commentaire de Goya : « Il y a des hommes dont le visage est la partie la plus indécente de leur corps. Les hommes pourvus de grands nez tendent à avoir de grands sexes et à se livrer à la sodomie. » Aussi sec. Justice salomonique Le Caprice 9, intitulé Tantale, montre une femme étendue, morte ou évanouie, sur les genoux de son amant qui se tord les mains. Toute la scène, exceptionnellement, est plongée dans une forte lumière de plein air. De sa main, Goya commente en bas de la gravure : « Un amant à côté de son amante morte est comme Tantale assis près de l’eau sans pouvoir y goûter. » Un autre commentaire donne une lecture inverse : « Une bonne femelle avec un vieux mâle qui ne peut pas la satisfaire a des délires. Et comme qui a soif, elle est près de l’eau et ne peut y goûter . » Justice salomonique. Ce renversement de perspective est très fréquent, les scènes étant dessinées avec une ambiguïté telle qu’elles supportent plusieurs décodages. Pessimisme radical Ce ne sera plus le cas avec les Désastres de la guerre où Goya décrit par le menu les horreurs que les hommes infligent à leurs semblables : massacres, tortures, amputations. Les deux derniers siècles se sont chargés d’illustrer et d’amplifier abondamment la série terrifiante de Goya, issue de la guerre d’Indépendance contre le régime installé en Espagne par Napoléon. On peut trouver que Goya partageait l’idée de Rousseau : l’homme est né bon, c’est la société qui le corrompt. Mais non, ce en quoi Goya est notre contemporain, c’est son pessimisme radical, la noirceur de sa vision : l’homme est né méchant, la société, en échouant à le rendre bon, amplifie sa méchanceté et sa capacité de nuire. (Institut Cervantès, Maarad). Joseph TARRAB
Cette série satirique de 80 estampes qualifiées par Goya de « sujets capricieux qui se prêtent à tourner les choses en ridicule et à fustiger les préjugés, les impostures et les hypocrisies consacrés par le temps » fut publiée en 1799 et très vite retirée de la vente, sa charge critique ayant été jugée provocatrice par l’Inquisition qui s’y trouvait nommément prise à partie....