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REGARD - «Les citadelles du royaume arménien de Cilicie, XIIe-XIVe siècle», Jean-Claude Voisin L’antériorité architecturale de l’Orient

Castellologue distingué, Jean-Claude Voisin ne recule devant aucune distance à parcourir, aucune marche sac au dos dans des régions souvent sans âme qui vive, aucune escalade de sites fortifiés perchés au sommet de reliefs escarpés qui décourageraient bien d’autres. Après Châteaux et Églises du Moyen Âge au Liban en collaboration avec Levon Nordiguian (1999) et Le temps des forteresses en Syrie du Nord, XIIe-XIVe siècle, voici l’imposant troisième tome d’une trilogie qu’il intitulerait volontiers Les forteresses au Proche-Orient : Byzantins, Arabes et Occidentaux, mille ans d’échanges. Une zone-tampon Imposant d’abord par l’apport photographique original, plus de 200 clichés, qui suppose d’innombrables excursions ou, si l’on préfère, pour rester dans le ton militaire qui convient, incursions pour mitrailler forteresses-refuges, châteaux, fortins, réduits, souvent situés à plus de deux mille mètres d’altitude, avec son arme de poing préférée : son appareil photo. Ce serait déjà assez de faire découvrir ainsi, aux chercheurs et au grand public, pour les inciter qui à l’étudier de plus près, qui à partir en admirer les merveilles architecturales, le phénomène fortifié d’une région très mal connue, la Cilicie, delta profond encerclé par les hautes montagnes du Taurus, de l’Antitaurus et de l’Amanus, sorte de zone-tampon quasi inaccessible, sauf par des routes traversant des cols situés parfois à plus de 2000 mètres, entre le monde anatolien et le monde syro-arabe. À cet égard, l’ouvrage, édité par Fayza el-Khazen et fort élégamment mis en forme par Nélida Nassar, designer libanaise installée à Boston et qui vient de remporter le Prix de Rome, prête à rêver devant des paysages sauvages entièrement préservés par leur éloignement et leur hauteur et des citadelles grandioses souvent en bon état de conservation dont l’implantation, l’adaptation au site, l’organisation castrale, l’aspect extérieur racontent une longue histoire d’aménagements et de réaménagements au fil d’une extraordinaire succession d’occupations byzantines, omeyyades, arméniennes, franques, mameloukes, ottomanes. Une leçon de castellologie Une histoire que Jean-Claude Voisin excelle à déchiffrer dans les moindres détails architecturaux. Tout comme dans ses ouvrages précédents, l’image sert de support à une savante lecture historico-architecturale qui permet de saisir, à travers la taille des pierres, les types de parements, de courtines, de tours quadrangulaires, rondes ou en fer-à-cheval, les porteries droites ou coudées, les barbacanes, les bergfrieds, les mâchicoulis, les herses, les défilements rocheux, les talutages, les escarpes, les fossés, tout le mouvement d’une histoire agitée, conquérants et conquis, vainqueurs et vaincus, sans l’aide d’aucun autre document. Chacun a sa manière à lui de traiter les différents éléments d’une fortification. Le cahier photographique, avec 28 sites étudiés, parmi les plus spectaculaires, est, en soi, grâce à ses légendes, une véritable leçon de castellologie comparée qui permet, sans passer par le texte introductif, de se constituer un répertoire de formes architecturales et un vocabulaire spécialisé pour aborder sans complexe n’importe quel édifice militaire du Moyen-Orient avec un œil relativement exercé ou du moins informé. Souvent le découragement saisit le visiteur devant une ruine qui reste obstinément muette. Grâce aux commentaires de Voisin, il saura désormais par quel biais l’aborder, quels indices rechercher. Les clichés montrent que les murs parlent. Les brèves analyses qui les accompagnent donnent des oreilles pour les écouter. Une batterie de cartes On peut donc prendre cet ouvrage somptueusement imprimé comme un beau livre d’images de sites fabuleux qui valent le déplacement tant pour le plaisir que pour l’étude. Mais les photos s’appuient sur une batterie de 14 cartes très bien dessinées qui localisent la microrégion cilicienne sur la carte du Moyen-Orient, en face de Chypre dont la pointe nord semble vouloir s’enfoncer, pour s’y emboîter, dans le golfe d’Ayas-Payas, et mettent en lumière le déterminisme géographique incontournable du cirque de montagnes dont la plupart culminent entre 2000 et 3000 mètres, ce qui en fait une zone de passage hasardeuse mais irremplaçable qui oblige à la ceinturer de forteresses dont beaucoup passeront aux mains des dynasties arméniennes rivales, les Hétoumides et les Roupénides au XIIe siècle, préparant le terrain à l’installation du royaume arménien de Cilicie du XIIe au XIVe siècle. Zone de passage au Moyen Âge entre le monde byzantin et le monde arabo-musulman et, au-delà, le monde asiatique, jusqu’en Chine, perpétuellement convoitée, la Cilicie ne pouvait que se couvrir d’immenses citadelles-refuges dotées de vastes citernes et de villes à enceintes fortifiées pour accueillir les habitants fuyant l’envahisseur du moment. Deux cartes pointent les fiefs laïcs rendant hommage au roi Léon 1, fondateur du royaume arménien de Cilicie en 1198, les forteresses du domaine royal et celles des grandes familles rivales. Du cadre géopolitique et historique, les cartes passent à l’inventaire des formes architecturales ; donjons aux contreforts d’angles circulaires, forts massifs sans contreforts d’angles, réduits d’apparence massive aux formes irrégulières. La dernière carte, comme un point d’orgue de cette parenthèse arménienne, indique les cadres administratifs de l’administration mamelouke, gouverneurs relevant du Caire et fonctionnaires de moindre rang relevant d’Alep. La convergence des techniques Le texte, que les cartes illustrent et éclaircissent, commence par examiner l’état des connaissances sur la Cilicie, notamment sur le phénomène fortifié, évoque l’époque médiévale où, zone de passage des caravanes commerçantes et des armées, elle est du coup zone de contacts, de rencontres, d’échanges et d’enjeux divers. Elle devient marginale et le royaume arménien s’effondre lorsque les courants commerciaux trouvent d’autres circuits. Après avoir évoqué les relations du royaume arménien avec l’Occident, Voisin traite de l’organisation politique de cette montagne hérissée de fortifications. C’est l’occasion pour lui de poser la question de l’identité des forteresses : byzantines, arabes, franques ou arméniennes, ou plutôt identité mixte ? C’est là que son talent de castellologue lui permet de discerner la convergence des techniques militaires qui contribuent à conférer à chaque forteresse sa physionomie composite. Peu de sites sont non hybrides. La thèse principale de Voisin fait sursauter son préfacier Michel Balard, professeur à la Sorbonne et président de la Society for the Study of the Crusaders and the Latin East qui la qualifie d’hypothétique alors qu’elle semble bien étayée, sans doute parce qu’elle blesse son idée de la primauté culturelle de l’Occident. Une leçon d’humilité Pour Voisin, la Cilicie médiévale, appartenant en tout point aux mondes palestinien, libanais et syrien, en tout cas du point de vue castellologique, illustre un phénomène déjà relevé dans ses livres sur le Liban et la Syrie : au Moyen Âge, à l’occasion des croisades, les transferts du savoir architectural se font dans le sens Orient-Occident. Au Proche-Orient, l’architecture fortifiée en pierre précède de plusieurs siècles son introduction en Europe. Selon lui, l’introduction de la maîtrise de la pierre se fera très lentement et essentiellement aux XIVe et au XVe siècles. Des éléments de l’architecture militaire connus au Proche-Orient depuis le haut Moyen Âge se diffusent tardivement en Europe, comme les murs en bossages, les créneaux, les porteries à défilement coudé, les barbacanes, les mâchicoulis, les herses, le bergfried intégré à la courtine (alors que l’Occident, en raison de l’organisation de la société féodale, préfère le donjon isolé à position centrale), les tours circulaires massives des courtines et aux angles des donjons, les meurtrières des tours de flanquement et des courtines, le talutage, etc. Même le procédé antisismique des colonnes en boutisse est attribué à tort aux Croisés. «Trop longtemps, écrit Voisin, l’Occident s’est considéré comme “l’initiateur providentiel ” des autres cultures. Le Moyen Âge occidental nous donne une sérieuse leçon d’humilité…Le rôle des Occidentaux, peu présents, d’un faible poids n’a pas été moteur mais récepteur..» La Cilicie, lieu de rencontre entre Orient et Occident, fut au Moyen Âge une zone d’intenses échanges entre eux. Bien entendu, de nombreuses questions restent en suspens et Voisin invite les chercheurs et les étudiants, «forts de cette humilité nécessaire» à abandonner les errements de leurs prédécesseurs trop enclins à vite «cataloguer» les attributions avec un fort préjugé pro-occidental. «La Cilicie mérite le détour. Sa découverte permet de comprendre, de s’interroger, mais surtout de s’émerveiller devant ces vestiges parmi les plus imposants du Moyen-Orient ». Un complexe aveuglant Voisin est un homme de terrain avant d’être un théoricien. C’est la connaissance précise du phénomène fortifié en Europe et dans l’espace libano-syro-cilicien qui lui permet d’élaborer sa thèse comparative et de reconnaître l’antériorité de l’Orient en la matière. Cette thèse, qui vient compléter d’autres mises au point dans divers domaines, ne peut que contribuer (malgré le scepticisme irrité des castellologues européens qui, eux, n’ont pas la double expérience de Voisin et surtout son manque d’idées préfabriquées et sa disposition à tirer des faits les conclusions qui s’imposent) à rétablir un équilibre culturel trop longtemps rompu, voire récusé par l’approche arrogante d’une science occidentale affligée d’un complexe de supériorité aveuglant. Il n’est pas facile de contester les idées reçues de toute une corporation de savants. Ne serait-ce que pour cela, le livre de Voisin ainsi que les deux précédents méritent une large diffusion au Liban, et pas seulement au sein de la communauté arménienne. La plupart des innovations architecturales de l’époque sont d’ailleurs soit byzantines, soit arabo-musulmanes. (En librairie). Joseph TARRAB «Les citadelles du royaume arménien de Cilicie, XIIe -XIVe siècle», éditions Terre du Liban. Parrainage du catholicossat arménien de la Grande Maison de Cilicie, Antélias, et de la Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne, Portugal. Sponsoring: Nassar Design, Boston.
Castellologue distingué, Jean-Claude Voisin ne recule devant aucune distance à parcourir, aucune marche sac au dos dans des régions souvent sans âme qui vive, aucune escalade de sites fortifiés perchés au sommet de reliefs escarpés qui décourageraient bien d’autres. Après Châteaux et Églises du Moyen Âge au Liban en collaboration avec Levon Nordiguian (1999) et Le temps des...