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Regard - Rafic Charaf (1932-2003), in memoriam Tant de joies – et qui demeureront

Le beau ténébreux au sombrero et bottes flamencas des années Horseshoe, fringant poulain racé, l’homme au béret beige ou gris des années de guerre, devenu au fil des ans de plus en plus farouche et ombrageux, n’admettant à sa table d’habitué dans son café favori qu’un petit cercle de « happy few » afin de se préserver des pollutions verbales et autres inanités sonores du tout-venant, ce fumeur invétéré quasi misanthrope, une fois atteint par le cancer du poumon qui a fini par le terrasser jeudi dernier, se découvrit le chef comme par défi et se fit, du jour au lendemain, le plus sociable, le plus avenant, le plus engageant, presque le plus gai des hommes. Le sursis de la mort pressentie et annoncée par lui à ses amis comme un constat à peine troublant avait, en un sens, consolidé sa vie et son œuvre en une cohérence nouvelle, le réconciliant avec lui-même et avec ses semblables. Il pouvait enfin dresser son bilan et régler ses comptes entre lui et lui-même d’abord, entre lui et les autres ensuite, entre lui et sa destinée enfin dans une sorte d’indulgence apaisée sinon tout à fait paisible. Son dernier chef-d’œuvre Il parlait du mal qui le rongeait sans le moindre complexe, expliquant sa nature, ses symptômes, ses traitements peut-être plus pénibles, plus inutilement cruels que la maladie elle-même. Lui qui avait écrit un joyau littéraire inclassable, Le Livre de Rafic Charaf, il aurait pu, s’il en avait eu le temps, l’envie et l’énergie, écrire, sur le même ton singulier, Le Livre du cancer de Rafic Charaf. En un surprenant retournement du rapport des forces, il avait fait de sa maladie son dernier chef-d’œuvre. Elle le minait, elle l’abattait physiquement, il se mesurait à elle, la toisait, la jaugeait et, même irrémédiablement affaibli, il la dominait mentalement, tel un toréador blessé défiant encore, quoique conscient de l’impossibilité de la mater, la bête déchaînée. Un toréador – ou un cavalier. Dès son plus jeune âge, Rafic Charaf fut fasciné par les chevaux lancés au galop dans la plaine de son Baalbeck natal. Il savait ce qu’il en coûte de dompter une cavale sauvage. Le cancer fut, en quelque sorte, son dernier cheval. Il s’était faufilé dans son corps comme un de ses chats noctambules avançant furtivement au sommet d’un mur vers sa proie. Il avait fendu son espace intime comme un de ses rapaces acérés, bolide mortifère. Il l’avait projeté sur ses barbelés tel ses oiseaux martyrisés. Ni les inscriptions propitiatoires sur les épées, les oriflammes et les fanions de ses preux chevaliers ou sur les harnachements de leurs montures, ni les talismans calligraphiques qu’il traçait en fumant sur les serviettes en papier des cafés, ni ses icônes de maîtres soufis, ni les yeux, les cheveux et les pubis noirs de ses Abla n’y pouvaient plus rien. L’omniprésence de la mort Dès le début des années soixante, en pleine euphorie libanaise, Rafic Charaf a éprouvé et dénoncé dans ses œuvres le tragique de l’existence et de l’histoire et l’omniprésence de la mort : plaines noires, ciels gris, arbres desséchés, sinistres essaims d’oiseaux errants, masques grimaçants, oiseaux agonisant sur des barbelés tordus ou sous les crocs sanglants de perfides félins, chats noirs en maraude ne sont rien d’autre, rétrospectivement, qu’une prodigieuse prémonition des guerres régionales et locales qui allaient marquer les deux prochaines décennies. Cette atmosphère de désolation venait sans doute de la conscience de la misère de sa terre natale et de la sienne propre : lorsque l’écrivain baalbakiote Loutfi Haïdar le découvre et lui procure une bourse d’études à l’Alba où il fera partie de l’une des premières promotions, il n’avait pour tout costume qu’un manteau qu’il portait en permanence, qu’il plût ou qu’il fît beau, il vivait dans un réduit sous un escalier et se tenait tout tremblant à l’extérieur de l’atelier où ses camarades dessinaient des académies vivantes, n’osant faire le premier pas, encore à mille lieues de l’homme et du peintre qui marqueront tellement la vie artistique et intellectuelle beyrouthine. L’image du nouvel homme Mais la faculté de simplifier et de concentrer les thèmes avec concision formelle, raffinement chromatique et technique impeccable permettait à Charaf de les sublimer et de les transcender jusqu’au symbole universel et quasi métaphysique, susceptible d’innombrables interprétations. Même ses chevaliers de légende, Antar et le Zir dont les exploits bercèrent son enfance baignant dans les récits et les contes populaires, ne sont pas aussi univoques qu’ils le paraissent au premier abord. Héros antéislamiques sanguinaires, capables de trancher une tête d’un coup de sabre au début, ils tendront à devenir subrepticement les adeptes d’une « futuwwah » spirituelle brandissant l’épée bifide Zulficar d’Ali ou d’une école de « fidèles d’amour » et finiront par mettre pied à terre pour se transformer en disciples de cheikhs enseignant le jihad intérieur. C’est moins sa jument que sa nature instinctive que le chevalier enfourche désormais, maniant l’épée de l’esprit pour repousser l’assaut de ses démons intérieurs et conquérir de haute lutte Abla, emblème de son âme. En même temps, ces héros d’un autre âge furent la réponse de Charaf au traumatisme de la défaite de 1967 et de la mort des illusions. Antar et Abla, c’est l’image du nouvel homme et de la nouvelle femme arabes qu’il faut créer pour surmonter les tares qui ont mené à la catastrophe. Les dessins de Antar et Abla nus, dans des scènes de la vie quotidienne, ne sont pas autre chose que ce désir de faire éclater les contraintes, les interdits, les tabous, les liens sociaux et culturels, de dépouiller le vieil homme, de muer pour revenir à la vérité première des êtres. Autrement dit, les tableaux légendaires qui semblaient restituer à un niveau plus sophistiqué les peintures sur verre d’Abou Soubhi el-Tinnaoui, qu’ils contribuèrent d’ailleurs à revaloriser aux yeux des amateurs, étaient des professions de foi engagées dans l’histoire immédiate, une histoire de sang et de mort, mais aussi de foi et d’espoir. Antar fut l’icône du « fidaï » déterminé à se sacrifier à sa cause. Le repli intérieur Les grands oiseaux emblasonnant les toiles des années qui suivront expriment cet espoir de franchir les frontières, de se libérer des limites et conditionnements. Le désenchantement consécutif à la frustration de ces aspirations se traduit littéralement par un atterrissage, un retour aux plaines natales, admirables paysages nus, presque monochromes, décantés, méditatifs, intériorisés, éthérés, comme vidés de toute énergie vitale, avec juste un nuage blanc dans un ciel immuable. Véritables paysages de l’esprit, à la fois familiers et étrangement inaccessibles en leur infinitude finie. Retour aux valeurs anhistoriques, à la certitude immédiate de l’instant éternel. Travail sur les talismans, comme si ces versets, ces invocations incantatoires, ces formules magiques avaient le pouvoir de conjurer la déprime générale. Quand ce pouvoir, à son tour, s’avère inopérant, Charaf pénètre plus avant dans le repli intérieur. De la vaste plaine il passe à l’étroite salle d’études où un maître assis instruit des disciples debout, combinant les modèles de la miniature arabe (les Maqamat de Hariri) à ceux de l’icône byzantine. Cette évolution à la fois logique et plastique est en même temps politique, reflet de l’histoire en train de se faire : la révolution islamique en Iran avec ses séquelles libanaises. Un instinct infaillible Charaf s’est laissé enfermer là dans un espace clos dont il ne trouvera plus la sortie, sinon en revenant aux phases antérieures de son travail comme quelqu’un qui récapitule sans plus innover. C’est pourquoi la maladie lui semblera secrètement venir conférer une cohérence à son œuvre et à sa vie en l’empêchant d’entamer de nouvelles aventures plastiques sur le sol de cet Orient dont il était imbu en ses fibres les plus intimes. Au point que, de tous les peintres de sa génération, il fut le plus enraciné, le plus authentiquement et inconditionnellement fidèle aux impressions, expériences et valeurs de son enfance baalbakiote, malgré ses acquis culturels au Liban, en Italie et en Espagne. Avec un instinct infaillible, il a su les adopter, les adapter, les transformer, les sublimer en images personnelles à résonance universelle. La portée intemporelle de ses œuvres ne fera que s’accentuer à mesure que les circonstances contingentes, historiques ou privées, de leur création tendront à s’effacer dans les mémoires. Mais lui, Rafic Charaf, restera inoubliable en tant qu’homme et que peintre, « fatâ » par excellence de la peinture libanaise. Il fait désormais partie intégrante de la mémoire de ce pays à qui il a donné tant d’images prégnantes à nulles autres pareilles, tant d’impulsions et tant de joies – et qui demeureront. Joseph TARRAB
Le beau ténébreux au sombrero et bottes flamencas des années Horseshoe, fringant poulain racé, l’homme au béret beige ou gris des années de guerre, devenu au fil des ans de plus en plus farouche et ombrageux, n’admettant à sa table d’habitué dans son café favori qu’un petit cercle de « happy few » afin de se préserver des pollutions verbales et autres inanités sonores du...