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REGARD - Vahram Davtian: peintures récentes Retournement de perspective (PHOTO)

Poulain de la galerie Noah’s Ark qui l’expose régulièrement depuis quelques années, Vahram Davtian, devenu presque un peintre de chez nous, pratique une peinture à part, différente et fascinante. D’abord par sa haute perfection technique. Formes, couleurs, composition, tout se décline selon la tradition la plus classique, avec de nombreuses réminiscences des grands maîtres de la peinture occidentale et probablement de la peinture russo-arménienne des deux siècles passés. Disons qu’il s’agit plutôt de citations ou de clins d’œil complices pour établir un terrain commun et nouer une sorte de connivence culturelle entre lui et le public. Ce post-Soviétique post-moderne arménien tient à montrer patte blanche aux amateurs étrangers, à leur donner des gages d’appartenance au même monde pour les rassurer par des repères familiers avant de les décontenancer en les entraînant dans son univers personnel irrationnel, onirique, doté de normes, de lois de logiques singulières. Un monde d’une étrangeté d’autant plus vaguement, et donc délicieusement, inquiétante, qu’il ressemble au nôtre tout en s’en démarquant par de subtils décalages, et d’abord par son caractère à la fois historique, situé entre Moyen Âge et Renaissance, actuel (on y joue au golf et à la roulette) et intemporel. Univers parallèles On dirait un asile d’aliénés où les pensionnaires passeraient leur temps incertain à se déguiser et à se masquer pour une sorte de représentation théâtrale perpétuelle où leur principal souci serait, quoi qu’ils fassent par ailleurs, de s’épier en permanence : le flûtiste lorgne le luthiste qui observe le tambour qui surveille le flûtiste dans un circuit visuel ininterrompu. À découvert ou à la dérobée, en se dissimulant derrière un masque ou un paravent, les protagonistes se dévorent des yeux. Au point que c’est souvent l’entrecroisement des regards qui crée l’espace énergétique de la toile où chacun évolue dans un univers parallèle ne coupant jamais celui des autres, même quand ils semblent se livrer à une activité collective, le plus souvent de nature ludique. C’est un monde d’oisiveté où même ce qui relève normalement du travail, la pêche par exemple, se transforme en grand jeu. Mais un jeu où chacun joue seul: en même temps que les autres, en leur présence, mais pas avec eux, comme s’il suivait une ligne de vie autonome. Rencontres fortuites C’est seulement la première impression qui laisse croire qu’ils interagissent et intercommuniquent autrement que par le regard. Chacun est lancé sur son orbite propre et le tableau n’est que l’enregistrement de leurs rencontres fortuites qui ne se transforment jamais en collisions. C’est un monde pacifique où même Don Quichotte se contente de contempler le moulin à vent. D’où l’énigmatique impassibilité des visages où l’expression s’esquisse sans se déclarer. S’ils ne s’espionnaient mutuellement, ils n’auraient aucune sorte de lien entre eux. On peut fort bien s’observer à partir d’espaces différents. C’est la proximité de ces espaces non intersécants qui crée l’illusion d’une partie de golf, de cartes, de roulette, de cache-cache, de carnaval, de musique, de cheval, de pêche, etc. Pantomime Si chacun participe à une partie sans y participer tout en y participant, les comportements divergents, erratiques, absurdes, perdent leurs motivations mystérieuses tout en gardant leur allure étrange. Ce qui paraît être le grand jeu des hommes sur le grand théâtre du monde est bien un jeu de rôles mais sans répondants ni interlocuteurs. Jamais personne ne s’adresse de vive voix à un autre dans cette pantomime où la parole n’a pas cours, ce qui explique la primauté du regard. Les monades humaines ne semblent communiquer entre elles que par une sorte d’harmonie préétablie ou par pur hasard. Chacune est irrémédiablement plongée dans sa solitude et aucun jeu de déguisements, de masques, de regards croisés ne permet d’en sortir. L’emblème de la solitude ou de la singularité est, chez Vahram, le costume et surtout le couvre-chef, bonnet, barrette, toque, bicorne, tricorne, béret, coiffe à aigrette, casque, chapeau pointu, conique, tronconique, pyramidal, trapézoïdal, hémisphérique, etc. Cette extravagante multiplicité rappelle l’inventaire de plus de 500 chapeaux de métiers et professions établi en Égypte au siècle dernier par un ethnographe allemand. Vahram pourrait facilement se transformer en styliste, modiste, scénographe, metteur en scène. Dérive ornithologique L’impression d’étrangeté des personnages ne tient pas seulement à leur manière de se coiffer (la coupe des cheveux est capitale pour les caractériser), de se couvrir la tête, de s’habiller ou de se chausser: espadrilles, collants, jupes évasées, pourpoints, manches bouffantes, capes. Elle provient de leur conformation anatomique, de leur morphologie disproportionnée: pieds énormes, jambes effilées, dos courbé, buste projeté en avant, ce qui en fait des sortes d’humanoïdes gallinacés ou de gallinacés humanoïdes, dindes, faisans, perdrix, poules d’eau, mais aussi autruches et oiseaux-lyres. Quand ce n’est pas la posture qui est en jeu, c’est la couleur: tel militaire a le même ton qu’un pigeon encagé. Dérive ornithologique qui fait des protagonistes de Vahram de drôles d’oiseaux au propre et au figuré. Tenir à distance Des oiseaux à bésicles, à lunettes, à masques, voire à bandage. Dans une toile, un modèle nu a les yeux bandés, comme pour confirmer son statut d’objet. S’il regardait le regardeur, il se transformerait en sujet. On dirait donc que le regard, dans les autres tableaux, même s’il crée un espace central vide interactif, sert moins à rapprocher les espaces personnels séparés qu’à les maintenir éloignés. Le regard, qui implique un espace de projection non nul, tient l’autre à distance. Ce besoin de tenir l’autre en respect explique, à son tour, l’absence de dialogue et de parole. Est-ce là, chez ce peintre qui a grandi à l’ombre du système soviétique, les séquelles du climat de méfiance, de dissimulation et de délation généralisées où tout le monde espionnait tout le monde et où il fallait donc s’avancer masqué en se gardant à droite et à gauche? Et où donc le regard (et l’ouïe sinon la parole) était surévalué à la fois positivement et négativement? Pouvoir intact Dans un tableau, un tricheur utilise un miroir pour dévoiler et transmettre à l’un des joueurs de cartes le jeu de son adversaire. Contrairement au regard qui investit l’espace et creuse le fossé, le miroir invertit l’espace et comble le fossé, mais pour la mauvaise cause. Le regard illicite du bénéficiaire du subterfuge, qui dévoile ce qui devrait rester caché, boucle la boucle en rabattant l’espace sur lui-même, en le repliant comme un éventail ou en le cousant bord à bord. Dans Las Meninas de Vélasquez, le miroir montre l’entrée hors champ du couple royal dans l’atelier du peintre. Le couple entre et n’entre pas dans l’espace du tableau, il y est et n’y est pas. De même ici les cartes sont à la fois visibles et invisibles, non pour nous, qui les voyons deux fois, en original et en reflet, mais pour le joueur complice de ce retournement de perspective. D’année en année, la maîtrise de Vahram, déjà considérable, s’affirme à la fois dans la figuration, dans l’iconographie, qu’il ne cesse d’enrichir de nouveaux thèmes et motifs, et dans la facture, comme en témoignent les toiles en camaïeux blanc d’une extrême subtilité de tons et de traitement. Sa peinture, qui a de quoi séduire, intriguer et fasciner, garde son pouvoir intact même après une longue fréquentation, signe du grand art. (Galerie Noah’s Ark). Joseph TARRAB
Poulain de la galerie Noah’s Ark qui l’expose régulièrement depuis quelques années, Vahram Davtian, devenu presque un peintre de chez nous, pratique une peinture à part, différente et fascinante. D’abord par sa haute perfection technique. Formes, couleurs, composition, tout se décline selon la tradition la plus classique, avec de nombreuses réminiscences des grands maîtres de la...