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Actualités - REPORTAGES

Témoignage - Elle a fui, deux mois, en Israël, son Liban comme un aimant et son mari toujours là-bas Sa saison en enfer (I)

Marie. Elle s’appelle Marie. Quelque chose de prédestiné dans son prénom à Marie – Marie qui a oublié qu’elle était femme, Marie l’épouse, Marie la mère et Marie qui se sacrifie, au quotidien, depuis cinq mois, sans relâche, sans répit, pour son mari, pour ses cinq enfants, «la chair de ma chair». Marie vit à Rmeich, depuis longtemps, depuis toujours – Rmeich la chrétienne, Rmeich l’orgueilleuse, Rmeich la tolérante surtout, Rmeich à la frontière avec l’État hébreu. À L’Orient-Le Jour, Marie a parlé, à cœur ouvert, toutes tripes dehors, Marie a raconté. Elle a raconté les cinq ou six mois qui ont précédé l’évacuation israélienne, elle a raconté cette nuit où elle a attendu des heures durant, assise à même l’asphalte avec ses enfants, pour pouvoir gagner Israël, «mon Dieu, faites que jamais cette nuit ne revienne». Elle a raconté ces cinquante jours passés là-bas, «aussi longs que cinquante ans», elle a raconté la terrible décision qu’elle a eu à prendre, rester, ne pas rester, d’un côté, son homme malade, «il ne veut pas rentrer à n’importe quelle condition», de l’autre, l’avenir de ses trois plus jeunes enfants, «il est hors de question qu’ils grandissent ailleurs qu’au Liban». Et puis ce mot, «réfugiés», qu’elle aborrhe. Et enfin, et surtout, «cet État libanais qui nous a niés pendant plus de trente ans». Marie a raconté sa saison en enfer. Avec ses mots, simplement. Sa saison en enfer qui est loin d’être finie. Avant le 24 mai Marie a tout arrêté pour nous recevoir, pour s’asseoir et parler. Elle n’en peut plus de ne pas parler. «Nous les Sudistes sommes un peuple qui souffre depuis 24 ans, qui se sacrifie depuis 24 ans, qui...». Il faut l’arrêter, Marie, si l’on veut arriver à un minimum de cohérence, il faut canaliser ses mots. L’entendre, d’abord, raconter les quelques mois qui ont précédé le retrait israélien, comment était son quotidien, leur quotidien. «On vivait les menaces, on les ressentait tous les jours». Quelles menaces ? «Celles de différents partis politiques qui répétaient à l’envi qu’ils allaient venir jusque dans nos lits pour nous tuer, pour incendier nos maisons, nos voitures». C’est quand même un peu facile de succomber à une paranoïa de masse, qu’est-ce qu’elle en pense Marie ? «Non, c’était vrai, c’était réel, mon mari restait jusqu’à 3 heures du matin, des nuits durant, dans la voiture, en face de la maison, comme un chien de garde. Nous avions peur surtout». Et Marie se tait, reprend, «oui c’est cela, peur...». Les deux jumeaux de Marie, ils ont 12 ans, Mike et Stéphanie, font une apparition et repartent, silencieux. «J’en ai trois autres : ma fille de 19 ans, Juliana, et son frère aîné Bassam qui sont restés au Liban, et puis le petit Georges, il a 9 ans, il est à l’école en ce moment». Vous le pressentiez, ce retrait, vous pressentiez sa soudaineté, sa rapidité ? «Oh non ! Personne, et je dis bien personne, ne pouvait prévoir ce qui s’est passé, nous avons été trahis, un coup de poignard dans le dos». Mais être trahi, cela implique nécessairement une confiance préalable, une espèce de sympathie, non ? «Israël nous a aidés, certes, il a remplacé l’État libanais qui avait complètement renoncé à son Sud, il nous a permis de vivre convenablement mais cette suppléance, nous l’avons cher payée : avec notre sang. Et notre liberté emprisonnée». Comment se comportaient-ils avec vous, les Israéliens ? «Ils ne nous embêtaient pas et tout le monde, les chrétiens comme les musulmans, étaient traités exactement de la même façon tant qu’ils ne menaçaient en rien la sécurité de ceux qui nous occupaient». Justement, entre les chrétiens et les musulmans, tout allait bien ? «Ça, je peux vous le garantir, c’était une sorte d’union sacrée entre nous, nous étions tous dans le même sac après tout». Elle a été plusieurs fois en Israël, Marie. «Pour soigner mes enfants, mon mari qui a eu plusieurs embolies, nous n’avions aucune autre alternative». Encore et toujours, cette absence de l’État, cette abdication qui continue à faire hurler Marie et les siens. Et vous n’alliez que pour vous faire soigner ? «J’ai été visiter aussi, oui c’est joli, et puis c’est beaucoup plus propre, organisé, sans doute parce que là-bas, il y a un État qui s’occupe d’un pays». Marie a été aussi à Jérusalem, «quand on n’y allait pas pour des raisons médicales, c’étaient des pèlerinages religieux, simplement». Dans la nuit du 23 au 24 mai «Le choc, le plus grand choc de toute une vie, cette nuit de mai, comment on a réveillé les enfants, comment on les a enveloppés dans des couvertures, je ne peux pas trouver les mots, honnêtement. Nous sommes restés jusqu’à 2 heures du matin, mon mari refusait de partir, mais la peur, cette peur qui a décidé de ne plus jamais nous lâcher, a été la plus forte». Son mari, malade, sous le choc, devenu un poids, et Marie qui s’est occupée de tout, qui s’inquiétait pour lui, pour ses enfants, «j’avais peur de les perdre, j’en portais un dans chaque bras, et les valises, et tout le reste». Ils étaient presque deux mille à la barrière frontalière, «et cette route en pente, cette montée, on aurait dit la montée de Harissa». Qu’est-ce qui se passait dans sa tête à Marie, à ce moment-là, de quoi elle bouillait ? «Rien, je ne pensais à rien, je ne voyais que mon mari qui, physiquement, n’a pas supporté la traîtrise, les Israéliens qui nous bassinaient avec leurs promesses, “la sécurité de la bande frontalière est aussi importante que celle de Metoulla”, jusqu’au dernier jour, c’était un leitmotiv». Vous avez changé d’avis concernant l’État hébreu après ? «Définitivement». 50 jours, 50 ans Marie, ses enfants, son mari, tout le monde a été emmené à Tabariya, mais avant, Marie a regardé droit dans les yeux un général du Mossad, elle a explosé. «Cela fait plus de trente ans que nous les femmes du Sud avions pris le bâton pour vous, depuis que les Palestiniens ont commencé leurs opérations, nous avons été votre bouclier humain. C’est ça la gratitude ? Votre pays a fêté le 51e anniversaire de son indépendance, et depuis plus de 25 ans, le Liban-Sud se sacrifie pour vous, c’est ça que l’on reçoit en retour ?». Comment réagissait ce général ? «Il ne répondait pas, il hochait la tête, il avait en face de lui une mère, il a même pleuré le général. Dans tous les cas, qu’ils essayent de revenir, nous ne leur cracherons même pas à la gueule : quoi qu’ils fassent, ça restera insuffisant, inutile». De l’autre côté de la barrière, chaque Libanais a reçu une carte d’identification, avec son nom inscrit en lettres capitales. «Les soldats israéliens étaient tout à fait normaux, comme si tout était préparé – d’ailleurs, tout était préparé, les autobus, les hôtels réservés. Oh oui, tout était préparé depuis des semaines...». Les 20 premiers jours, ils étaient à Tabariya, le reste à Rosh Hanikra, du côté israélien. «Une semaine après notre départ, mon beau-frère a été tué, nous avons passé 20 jours à pleurer, je pleurais mes deux enfants restés au Liban, ma maison, mon village. Mon mari, lorsqu’il a appris la mort de son frère, s’est ouvert les veines en se défoulant contre une vitre, les premiers jours, nous les avons passés à l’hôpital». Et Marie sourit, seule arme désormais contre l’amertume. Le quotidien en Israël, c’était quoi, c’était comment ? «C’était l’enfer sur terre. Rien ne pouvait me calmer, sauf le retour au pays. Comment je passais mes journées ? À m’occuper de mes enfants. Je n’avais rien à faire, à l’hôtel où les Israéliens nous ont mis, tout était assuré, je lavais juste un peu de linge de temps en temps». Ça fait quoi, un quotidien et ses habitudes définitivement chamboulés ? «La première chose que nous avons faite, c’était de nous débrouiller du café de chez nous, un réchaud et puis... L’hôtel n’était occupé que par des Libanais, on partageait tout, musulmans, chrétiens et druzes, les repas, le salon, nous avons tous fait connaissance, nous avons appris à nous connaître, la tragédie réunit vous savez, elle soude, on essayait de s’amuser, d’oublier, entre nous». Marie parle des piscines, des excursions en tous genres programmées par les Israéliens, «tout cela a dû coûter dans les 10 000 dollars, quelle horreur, cette “belle” chose est devenue amère comme ce n’est pas permis, ces 50 jours ont duré 50 ans». Et la décision de rentrer ? «Mon mari ne voulait pas que je rentre, moi non plus je ne comptais pas rentrer, mais il y avait la commémoration de la mort de mon beau-frère, le mariage de ma fille, l’éducation de mes enfants». Qu’est-ce qu’elle pense, Marie, des dernières déclarations de Nabih Berry, «La justice libanaise est mille fois plus clémente que le refuge chez l’ennemi» ? «Mais bien avant lui, nous affirmions à qui voulait nous entendre que nous n’avions aucune envie de rester, nous avions fait une conférence de presse en Israël pour refuser ce mot indigne, ce mot horrible, lourd de connotations, ce mot “réfugiés”. Et M. Berry, avec tout notre respect, ne s’est jamais mis à notre place, d’ailleurs le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas». D’ailleurs, personne ne le pourrait. Ces mots-là, ce ne sont pas que ceux de Marie. Ce sont aussi ceux des jumeaux, Mike et Stéphanie, ceux, surtout, de Joseph, un des beaux-frères de Marie, qui lui n’a jamais mis les pieds en Israël. Le témoignage de ces quatre-là, ensemble, a de quoi laisser leurs interlocuteurs quelque peu pantois. Et émus.
Marie. Elle s’appelle Marie. Quelque chose de prédestiné dans son prénom à Marie – Marie qui a oublié qu’elle était femme, Marie l’épouse, Marie la mère et Marie qui se sacrifie, au quotidien, depuis cinq mois, sans relâche, sans répit, pour son mari, pour ses cinq enfants, «la chair de ma chair». Marie vit à Rmeich, depuis longtemps, depuis toujours – Rmeich la...