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Actualités - REPORTAGES

Témoignages - D'anciens détenus racontent leur calvaire Ibrahim, Mahmoud et Hussein, les rescapés et l'enfer de Khiam

À l’heure où des Libanais s’émeuvent de la comparution devant le tribunal militaire d’anciens membres de l’ALS en larmes, des jeunes souffrent en silence, revivant un cauchemar qui n’a jamais cessé de les hanter. Les survivants de la prison de Khiam portent en eux des cicatrices indélébiles. Un peu comme ceux qui sont passés par les camps de concentration nazis et dont la vie est entièrement marquée par cette horrible expérience. Ibrahim, Mahmoud, Hussein et les autres ont une vie à rattraper, mais l’ombre de la mort est souvent plus rapide qu’eux. Ibrahim Kalache occupe un poste de responsabilité au sein du Comité national de soutien aux détenus. Libéré en 1990 après 5 ans et six mois d’emprisonnement, il n’a jamais réussi à dépasser cette expérience et toute sa vie tourne autour de Khiam et de ceux qui y sont passés. Dans son petit bureau où la chaleur est étouffante, c’est le défilé continu d’anciens détenus, de leurs proches et des parents de disparus à la recherche d’un indice ou tout simplement d’une aide financière. Ibrahim connaît toutes les procédures, mais surtout, il sait trouver les mots qui apaisent à défaut de pouvoir consoler. Toutefois, face à ceux qui n’ont pas connu une expérience de ce genre, il devient timide, peu loquace et plutôt mal à l’aise. Il reconnaît d’ailleurs lui-même, une fois détendu, que, depuis Khiam, il y a désormais deux personnages en lui, celui qui s’intègre apparemment à la société et celui qui ne se sent à l’aise qu’avec ses anciens compagnons de détention. Un lieu devenu symbole de la torture et du désespoir D’ailleurs, son épouse est elle aussi une ancienne détenue et à mesure qu’Ibrahim raconte son histoire, son bureau se remplit d’hommes brisés comme lui, qui revivent leur propre calvaire, hochent la tête, croisent les mains ou baissent les yeux lorsque les évocations deviennent très humiliantes. Face à un quotidien aussi terrible, l’auditeur a presque honte de sa vie banale et de sa confortable routine. Ibrahim a été arrêté le 5/4/85 sur un barrage israélien au niveau du pont de Khardali. À l’époque, les Israéliens étaient encore à Nabatiyé et la principale prison était à Ansar. Ibrahim a vécu le déplacement de la prison principale d’Ansar à Khiam et dans ce nouveau lieu, devenu synonyme de torture et de désespoir, il a porté la matricule numéro 1. Arrêté, il est parqué dans le coffre d’une voiture, puis emmené pour un premier interrogatoire. Ses geôliers lui bandent les yeux et lui attachent les poignets, le poussant sans ménagement pour qu’il aille vite et se cogne ainsi aux murs, afin d’arriver à la salle d’interrogatoire complètement déstabilisé. À Khiam, c’est G.D., actuellement entre les mains de la justice libanaise, qui l’interroge en premier, alternant les menaces aux offres de coopération. En évoquant son nom, Ibrahim se trouble. «Je souhaiterais assister à son procès, lance-t-il. Pour moi, c’est totalement inimaginable de le voir dans le box des accusés. Jamais, dans nos rêves les plus fous, nous n’avions cru à un tel scénario». L’interrogatoire d’Ibrahim dure 45 jours. Les premiers temps, le jeune homme était accroché à un poteau par les mains, tout nu, sous le soleil et dans le vent, alors que ses geôliers organisaient des barbecues à quelques mètres de lui et riaient de sa posture. «Le plus dur, dit-il, c’était encore d’entendre les cris des autres détenus sous la torture. J’en arrivais à trouver les coups plus supportables que ces hurlements». Les décharges électriques étaient envoyées par le biais d’un vieux téléphone à manivelle branché sur un courant de 90 volts. Il arrivait que le voltage soit augmenté, mais c’était quand même exceptionnel. Les câbles étaient accrochés aux doigts, aux orteils, aux oreilles, à la langue et parfois aux organes génitaux. Les décharges électriques font danser les détenus Mahmoud Sleimane, qui avait été arrêté en 1986 en train de transporter une charge de dynamite, raconte que sous les décharges électriques, il a mieux dansé que Najwa Fouad. Un de leurs compagnons, Chawki Khanafer, est même mort électrocuté, recevant une décharge électrique alors qu’il était plongé dans un tonneau d’eau. Son frère Youssef Khanafer a été lui aussi emprisonné mais après la torture, il est devenu un agent de l’ALS. Envoyé au Nigeria pour y subir une session de formation du Mossad, il a été poursuivi par les habitants de son village, Aïnata, qui voulaient le tuer. Les Israéliens l’ont ramené en Israël où il vit toujours. Hussein participe lui aussi à la conversation et chacun y va de son petit souvenir, évoquant un camarade ou un incident. Yasser Moustafa est ainsi devenu fou. Pendant des mois, il refusait d’extirper sa tête de sous les couvertures, par réflexe d’autodéfense pour ne plus être emmené à l’interrogatoire. Ibrahim, qui s’est retrouvé à un moment donné dans la même cellule que lui, a été alerté par la puanteur qui se dégageait de lui. Il s’est approché et a vu que la couverture était collée à son dos blessé par un jet d’eau brûlante. Il alerte les geôliers et l’infirmier ne parvient pas à détacher la couverture. «C’est moi qui l’ai arrachée», précise Ibrahim. Aujourd’hui, Yasser se fait soigner et il va beaucoup mieux. Mais il ne sera jamais tout à fait normal. Mahmoud raconte à son tour la grève de la faim des détenus en guise de protestation contre les conditions de détention. Pour se venger, les geôliers avaient alors lancé des gaz lacrymogènes dans les cellules du bâtiment 2 qui s’était révolté. 70 personnes ont failli mourir asphyxiées. «Je me souviens très bien de cet instant, déclare Mahmoud. J’ai vu le gaz entrer dans nos cellules et nous prendre la gorge. Je me suis senti étouffer peu à peu, puis je me suis évanoui. Les geôliers ont envoyé les chefs de la mutinerie dans les cellules individuelles. Et c’est là que je me suis réveillé, entendant des gémissements provenant de la cellule toute proche. Je me suis mis à hurler pour alerter les geôliers. Ceux-ci m’ont battu. J’ai continué à hurler jusqu’à ce qu’ils se décident à sauver mon camarade en train d’agoniser. Deux autres n’ont pu être sauvés à temps et ils sont mort étouffés». Comment avoir pitié des anciens geôliers ? Les souvenirs continuent de s’égrener, terribles, insoutenables. Mahmoud raconte ainsi ses 62 jours d’interrogatoire continu, la tête recouverte d’un sac en tissu noir tellement sale qu’il failli mourir étouffé par sa puanteur. Parfois, les geôliers soulevaient un peu le tissu le temps de faire passer sous ses yeux un fouet aux gros maillons en étain. Il se souvient aussi de leurs pieds frappant en cadence le sol pour lui faire croire que le coup allait venir de ce côté et comme il s’y préparait, ils lui envoyaient une taloche de l’autre côté. Il évoque ensuite ses longues heures dans ce qu’avec ses camarades il a appelé le poulailler, une sorte de trou d’un mètre de surface où il est resté accroupi plusieurs jours. Il y aussi les nuits pendant des années dans deux couvertures qui n’étaient jamais lavées, une pour le sol, une autre pour se couvrir. Le bain, c’était toute une histoire. Parfois les détenus restaient deux mois sans que l’eau ne touche leur corps. Une fois, ils ont même été privés d’eau à boire pendant quatre jours et Hussein s’est retrouvé en train de boire sa propre urine. Il a dû être emmené d’urgence à l’hôpital de Marjeyoun… Jusqu’en 1995, date à laquelle le CICR a pu entrer à Khiam, les détenus faisaient leurs besoins dans des seaux qui n’étaient sortis des cellules qu’une fois par 24h… Le flot de souvenirs devient intarissable et on pourrait écrire un livre sur cette terrible expérience. Mais le plus dur, pour ces rescapés de l’enfer, c’est de voir aujourd’hui l’indulgence dont bénéficient les anciens de l’ALS. «Même s’ils n’étaient que gardiens, sans eux, la Résistance aurait plus facilement réussi à chasser les Israéliens», lance Mahmoud. Et Ibrahim précise : «Je ne les déteste pas, je les méprise. Ils ne m’ont jamais fait peur et grâce à eux, je ne crains plus la mort». Quant à Hussein, il raconte avoir vu un de ses anciens geôliers récemment et il s’est mis à trembler nerveusement comme une feuille. «Heureusement pour lui, je n’ai réalisé qu’après coup qui il était. Mais la prochaine fois, je pense que j’essaierai de le tuer…». Ibrahim, Mahmoud, Hussein et tant d’autres se sentent aujourd’hui complètement marginalisés. Certes, ils ont agi par conviction, mais ce qui les a fait tenir pendant les années de détention, c’est l’espoir de voir un jour leur sacrifice reconnu. Aujourd’hui, ils craignent que leur rendez-vous avec la libération ne soit un rendez-vous manqué.
À l’heure où des Libanais s’émeuvent de la comparution devant le tribunal militaire d’anciens membres de l’ALS en larmes, des jeunes souffrent en silence, revivant un cauchemar qui n’a jamais cessé de les hanter. Les survivants de la prison de Khiam portent en eux des cicatrices indélébiles. Un peu comme ceux qui sont passés par les camps de concentration nazis et dont la vie est...