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Actualités - REPORTAGES

Reportage - Abbassiyé, un village tronqué par la nouvelle frontière israélo-libanaise Le village et ses fantômes (photo)

L’indescriptible sentiment d’être aux frontières du réel. Abbassiyé est un village où plus rien ne subsiste, où plus rien n’a l’air d’exister, un village à la croisée des chemins, perdu au milieu de nulle part, entre Israël, Syrie et Liban. Abbassiyé n’a de village que l’appellation, Abbassiyé est définitivement hors-temps, hors-espace même, un no man’s land, on dirait qu’il vient tout droit de l’imagination baroque, débridée, d’un de ces scénaristes-décorateurs de films de science-fiction... Abbassiyé est effectivement ce no man’s land qu’essaie désespérément d’occuper Mohammed Chéhab, le zélé et presque messianique responsable du comité pour le retour des habitants et deux ou trois hommes âgés, chenus, originaires du village et venus eux aussi de Najjarié, le caza du Zahrani. À Abbassiyé coupé en deux, tout paraît figé, mais tout paraît aux aguets, Israël est à portée de doigts, il y a juste un chaton qui Dieu seul sait d’où il débarque. Un mot, rien qu’un mot pour ce lieu marron et vert, il ne reste que les arbres et les gros remblais de terre, dernières limites du (nouveau) territoire libanais, un mot donc : irrévocable, ce qui s’est fait à Abbassiyé depuis 33 ans, le total abandon de ce village, tout ça semble bien vouloir (devoir ?) perdurer. Sauf qu’il y a la tente, flanquée du drapeau jaune. Présence tellement étrange, dérisoire et absurde qu’elle en devient grotesque, mais elle est là, réellement là, et «ça, ça veut dire espoir», dixit Mohammed. À la droite de la route qui nous mène vers Abbassiyé, c’est-à-dire à l’est du village, il y a le village de Ghajar, en territoire israélien, et de l’autre côté, on devine les terres syriennes et le Golan. Tout juste avant d’arriver à Abbassiyé, nous tombons sur un barrage du Hezbollah, qui bloque l’entrée de Majidiyé, un ancien camp d’entraînement de l’ALS, Majidiyé, qui, avant d’être débaptisée par l’émir Arslan qui lui a donné son prénom, Majid, s’appelait Kherway’a. Les forces du Hezbollah, sapées dans un uniforme qui ressemble à s’y méprendre à celui de l’armée libanaise, nous explique clairement qu’il est interdit, et formellement, de s’aventurer dans Majidiyé et nous invite, tout sourire, à aller voir du côté de Abbassiyé ce qui s’y passe. Sauf qu’à l’entrée de ce dernier, il y a, déjà, un petit remblai, un gros 4x4 qui s’y est coincé, les voitures rouges de la Défense civile libanaise, venues l’on ne sait ni d’où ni comment, qui l’aident à s’extraire du bourbier. C’est donc à pied que l’on accédera au village-fantôme, les drapeaux qui flottent au vent, les jaunes, évidemment, mais aussi ceux, noir et rouge, du PSNS. Le soleil est au zénith et le no man’s land écrasé par la chaleur. La tente blanche ici, la verte là-bas Abbassiyé, il faut le rappeler, a été annexé par Israël en 1967 et ce n’est que tout dernièrement, sous l’égide de l’Onu, qu’une partie du village a été rendue au Liban, selon lequel les Nations unies ont admis qu’Israël «empiète», ici, sur une surface de 450 hectares. Bref, une fois l’ancienne porte et les barbelés dépassés, une fois que nous entrons réellement dans Abbassiyé, c’est devant Mohammed Chéhab que nous nous retrouvons, il sourit, il a l’air tout heureux d’accueillir, on dirait que c’est chez lui, les visiteurs, il sourira encore plus lorsqu’il apprendra que nous sommes journalistes et que c’est L’Orient-Le Jour qui est là, pour parler de lui, de son village qui n’existe plus. Et Mohammed raconte, il nous indique des mains, son geste profondément rageur semble faire se réincarner sous nos yeux le béton, le verre, le rire des enfants et la vie d’avant, il insiste longuement sur l’absence totale et frappante de toute habitation, «il y a juste ces quelques ruines derrière ce petit arbre, prenez-les donc en photo, montrez à tous ce qui reste, ici. C’était l’ancienne maison de Saleh Ibrahim, vous savez, cet homme à la longue barbe qui est passé sur toutes les télés…». Nous croisons les occupants du 4x4 qui ont réussi à décoincer leur véhicule, Abbassiyé c’était leur village, ils sont venus de loin, «juste pour voir qu’il n’y a plus rien et crier notre douleur», trois petits tours et puis s’en vont. Et Mohammed de nous mener à sa tente, blanche, petite, toute petite, mais qui paraît énorme tellement elle est seule, dérisoire et isolée, tellement, dans cet espace où tout semble vous appeler des yeux, on ne voit qu’elle. À l’intérieur il y a juste deux tapis, blanc, bleu, une journaliste américaine, «boursouflée de soleil et de vertiges», étendue à même les tapis, et qui dort. Et partout autour, aucun signe de vie, H est rasé, complètement rasé. À droite de la tente, il y a le premier remblai, gros, profond, large, en face c’est Ghajar, par terre, les cartouches d’armes à gros calibre. Nous continuons ce drôle d’itinéraire, quelque chose de presque envoûtant, nous dépassons les énormes blocs de béton qui mènent au deuxième remblai, derrière, c’est l’État hébreu, «c’est l’autre partie de Abbassiyé», précise Mohammed. Nous regardons en face, l’autre pays, Israël, le parking aux milliers de voitures est particulièrement visible, ce sont celles des miliciens de l’ALS qui se sont réfugiés là-bas, nous observons, comme happés, tétanisés, la tente verte, l’autre tente, celle des soldats israéliens, distante seulement d’une soixantaine de mètres. Les soldats sont à l’intérieur, ils discutent, nous les entendons, distinctement, c’est particulièrement troublant, et cette tentation, énorme, de faire le tour du remblai, ça a l’air facile, d’aller leur parler, voir ce qu’ils pensent, ce qu’ils veulent, ce qu’ils envisagent, notre chauffeur a peur, «il y a certainement des mines partout», Mohammed incrédule, presque agressif, «ce sont nos ennemis». Nous sommes rejoints par les cameramen d’une télévision libanaise, par quelques gamins, la journaliste US qui s’est réveillée, percluse de fatigue, et puis deux ou trois vieillards, ici c’est leur village, ils nous racontent tout, tous ensemble. «J’ai plus de 70 ans et je sais, je sais très bien que Nkhaïlé, et Maghar, là-bas, derrière le remblai, appartiennent au Liban et pas à Israël», nous dira l’un d’eux. Israël continue de les annexer mais ce sont des terres libanaises comme ces oliviers que vous pouvez voir là-bas, ce sont ceux de l’émir Majid Arslan, ils appartiennent maintenant à l’émir Talal, ce sont presque 60 % d’Abbassiyé qui demeurent en Israël ! La télévision libanaise s’apprête à filmer la déclaration de Mohammed, il se rade la gorge, travaille sa voix, «nous remercions (l’ancien) ministre (de l’Économie) Yassine Jaber pour les tentes qu’il nous offre, tous les habitants de Abbassiyé commencent à les monter, récite-t-il, sincère, ému. Nous demandons au gouvernement libanais et à l’Onu de faire le maximum pour nous rendre tout Abbassiyé, ce kilomètre au Sud et ce kilomètre et demi à l’est nous appartiennent». Nous nous éloignons enfin, avec tout le groupe des Libanais, il est impossible de ne pas se retourner, les soldats israéliens sont sortis de leur tente, eux aussi nous observent. Dernière image, certainement pas l’ultime, et la fugace impression de ces deux groupes qui se fusillent des yeux, les mains qui tremblent, eux, nous, puis chacun s’en retourne «chez soi», la tenace certitude qu’un jour ou l’autre, peut-être la paix. Et Abbassiyé, par sa géographie, par sa topographie, par, surtout, sa (re)naissance à accomplir, pourrait bien en être l’un des (premiers) chantiers. De la paix.
L’indescriptible sentiment d’être aux frontières du réel. Abbassiyé est un village où plus rien ne subsiste, où plus rien n’a l’air d’exister, un village à la croisée des chemins, perdu au milieu de nulle part, entre Israël, Syrie et Liban. Abbassiyé n’a de village que l’appellation, Abbassiyé est définitivement hors-temps, hors-espace même, un no man’s...