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Actualités - REPORTAGES

Société - Vingt-quatre heures dans la vie d'un(e) libanais(e) III - Manucure, soin et maquillage : Fadia a la foi (photos)

Dans n’importe quelle édition du Larousse, la définition du stakhanovisme est la même. C’était, dans les pays socialistes, une méthode de rendement fondée sur les innovations techniques et l’émulation des travailleurs, qui a été appliquée de 1930 à 1950. Un(e) stakhanoviste est donc à la base un homme ou une femme que l’on a forcés à un rendement maximal, de jour comme de nuit. Soit. Mais sachez aussi qu’il existe des stakhanovistes, ils sont certes très rares, à qui l’on n’a rien demandé, qui ont tout décidé, tout voulu, tout choisi, d’eux-mêmes, des femmes ou des hommes, comme elle, qui consacrent plus de 80 % de leur temps, de leur énergie, de leurs sourires, à leur travail… Elle, elle s’appelle Fadia et elle est comme ça, amoureuse, tombée en amour pour son travail, follement, passionnément, jusqu’au bout des ongles, des siens et de tous ceux qu’elle lime, peint, magnifie, et rien n’est plus important pour elle que les mercis, les éloges parfois dithyrambiques, les encouragements de ses client(e)s, c’est sa fierté, sa raison d’être, une espèce de but ultime, «je n’aime que mon métier, je suis une artiste». Après ceux de Gino et de Robert, (*) voici l’itinéraire insensé d’une enfant (pas vraiment) gâtée et qui est entrée dans son métier comme on entre en religion : toute dévouée et sans doute pour la vie. Les Black Panthers avaient Angela Davis, les communistes espagnols Dolores Ibarruri, les Palestiniens Jean Genet… Les mains, les pieds et les ongles d’environ 200 femmes libanaises (et d’une vingtaine d’hommes aussi) ; leurs sourcils ; la netteté, la beauté de leurs jambes ou de leur lèvre supérieure ont aussi leur passionaria : Fadia. Fadia dont la partie de plaisir commence tous les jours, sauf le dimanche, au moment où elle démarre sa voiture à 7h30 du matin pour se rendre chez la première de ses treize clientes quotidiennes. Et elle se termine vers minuit, lorsqu’elle referme, jusqu’au lendemain, la porte de sa chambre, chez ses parents, à Jbeil ; ses parents et ses cinq frères et sœurs aînés qui refusaient catégoriquement, au début, qu’elle s’absente de la maison après 16 h. Juste au début !… Lorsque Fadia arrive chez une cliente, «ce ne sont plus mes clientes, s’exclame-t-elle, ce sont des amies maintenant, parfois elles m’invitent à déjeuner», elle a dans la main gauche son cellulaire dont il faut recharger constamment la batterie, «ce n’est pas ma faute si on m’appelle tout le temps, je n’ai le temps de voir personne…», et dans la droite sa mallette, sa fameuse mallette. C’est son trésor à Fadia, une prunelle d’œil, sa boîte à malice(s), là où elle range amoureusement, presque religieusement, ses limes, ses pinces, ses instruments, ses flacons, ses crèmes, tout ce dont elle a besoin pour voir ses clientes, une fois qu’elle a terminé, irradier d’un doux sourire, «je veux que chacune d’elles ait les plus belles mains du monde», et lui demander si elle leur a fait les mêmes ongles, si elle leur a mis la même couleur que celle qu’elle a utilisée avec les autres femmes, les voisines… «Tout ce que je veux, tout ce qui me rend heureuse, ce sont les compliments que j’entends lorsque je finis une main, un pied, des sourcils, elles m’aiment toutes, dit Fadia avec la plus désarmante des simplicités… Ça c’est mon moteur, c’est mon bonheur, ma drogue, surtout lorsque chaque nouvelle cliente me dit que je suis la meilleure des manucures, la plus sympa, la plus propre…». Il n’y a aucune prétention, aucune vanité, aucun égocentrisme lorsque Fadia parle, lorsqu’elle constate et raconte, lorsqu’elle laisse exploser, comme une évidence, l’intense satisfaction du travail bien fait, lorsqu’elle rayonne, simplement, parce que l’autre, en face, apprécie ce qu’elle fait. Treize clientes, treize mercis, et Fadia vient de passer, comme la veille, comme demain, une «bonne journée». La perfection, ou presque Il n’empêche, elle n’a pas toujours travaillé à son compte, Fadia, elle n’a pas toujours été manucure ou esthéticienne non plus… Avant, elle peignait, Fadia, elle brodait, elle laissait son imagination galoper, loin, très loin, elle rêvait Van Gogh, Braque ou Picasso en sculptant les sourcils des clientes du salon de beauté où elle essayait d’arrondir ses fins de mois. Et puis un beau jour, le déclic, une question toute simple, toute bête, quand la patronne du salon lui a demandé pourquoi elle n’apprendrait pas, par exemple, la manucure et la pédicure ? «Eh bien j’ai dit oui ! Et j’ai été suivre des cours, sur une base de deux à trois séances par mois, que me dispensait une vieille chouette cacochyme et neurasthénique qui passait son temps à m’engueuler et à cracher ses poumons : je suis partie au bout d’un mois et j’ai continué à apprendre, sur le tas, avec les clientes du salon, et puis, petit à petit, je n’ai plus pu m’en passer». Et voilà Fadia qui devient, en deux temps et trois mouvements, boostée par un incroyable bouche-à-oreille, la coqueluche des manucures, celle dont elles ne pouvaient plus se passer lorsqu’elles avaient un dîner «hyper-important – il y aura tout le monde, il faut que tu viennes tout de suite, mes ongles sont horrrriiiibles», un bridge, un mariage, la boum du petit dernier, etc. Et hop ! Fadia s’occupe à ce jour de 200 paires de mains, «oui mais je ne me force jamais, si je ne suis pas à l’aise avec une cliente j’arrête, ça m’est arrivé une fois…», après avoir établi, «c’était indispensable», un planning pratiquement ministériel… On dirait une comptine pour enfants, qu’elle fredonne doucement, un peu fièrement : «Le lundi c’est Adonis, le mardi Adma et Rabié, le mercredi Achrafieh, le jeudi Kaslik et encore Rabié, le vendredi Jal el-Dib et toujours Kaslik, et le samedi, c’est un peu partout dans Beyrouth ; tu as vu, je passe beaucoup de temps en voiture…» Et le dimanche ? Eh bien, le dimanche, Fadia ne la prend pas, sa voiture, Fadia reste chez elle et ce sont les femmes qui viennent se faire maquiller, tatouer, qui viennent se faire belles, belles, belles, «elles savent que je suis toujours à la recherche de la dernière innovation en matière de maquillage ou de manucure, que je me documente constamment, que j’apprends tout le temps, je préfère mille fois mon travail à n’importe quelle sortie…». Et lorsque l’on sait qu’en sus de cette conscience professionnelle d’acier presque émouvante, Fadia est d’un calme olympien, d’une douceur, d’une patience et d’une gentillesse incroyables… Tant de perfection, professionnelle du moins, pourrait finir par rendre Fadia presque ennuyante, une machine-à-rendre-belles-les-femmes-libanaises, idéalement huilée et sans aucun défaut. Mais il n’en est rien. Elle est humaine, Fadia, et terriblement touchante : qu’il pleuve, neige, vente ou qu’il fasse les quatre soleils, à toute heure du jour ou de la nuit, quelle que soit la distance à parcourir ou l’âge du capitaine, Fadia est constamment, immanquablement, presque tout naturellement, en retard, un peu menteuse, beaucoup même, lorsqu’elle répète «oui, oui, j’arrive, j’arrive, cinq minutes…». Et toutes ses clientes le savent, et à une exception près, s’en amusent et en rient. Histoires d’elles et d’eux «Elle fait vraiment partie de la famille maintenant, elle est au courant de tout ce qui se passe, elle est au cœur de notre quotidien, confesse une des clientes les plus régulières de Fadia. Et c’est une des personnes les plus discrètes que je connaisse». Il faut dire que Fadia s’occupe de plusieurs femmes de ministres, de députés, d’industriels et de commerçants, de danseuses, d’actrices, d’artistes de variété aussi, «toutes ces maisons où je vais… elles sont superbes…», et elle reste, quelles que soient les pressions, d’une discrétion absolue quant aux noms, aux détails qui croustillent… Sauf que l’on a pu apprendre, par exemple, qu’une future mariée, toute prête pour la cérémonie, toute maquillée et manucurée par Fadia, a tout annulé, cinq minutes avant de rejoindre l’autel… Qu’une cliente, toute nouvelle et qui lui avait indiqué son adresse au téléphone, qui l’attendait même, appuyée sur la rambarde de son balcon pour ne pas la rater, et qui la voit se tromper d’immeuble, d’étage, et apprendre deux heures plus tard qu’elle avait réussi à manucurer la dame qui lui avait ouvert la mauvaise porte… Qu’une autre, assise au chevet de sa petite fille qui venait de se faire opérer, et qui réclamait ardemment et vainement à l’administration de l’hôpital la permission de se faire manucurer : Fadia a fini par lui faire les mains et les sourcils par la fenêtre de la chambre, juchée sur une chaise, vite, pour ne pas être vue, comme une collégienne qui fume en cachette, une donneuse de bonheur(s)… Et les innocentes confidences, les anecdotes inénarrables de Fadia ont, depuis toujours, jalonné ses heures, «une fois j’ai même maquillé un cadavre, j’ai failli m’évanouir une dizaine de fois…» Et les hommes dans tout ça ? «Ils sont hyper-coquets, ils adorent qu’on s’occupe d’eux, parfois ils veulent même passer avant leur femme». Elle sourit, Fadia, lorsqu’elle parle des maris, lorsqu’elle évoque un cheikh émirati qu’elle a connu à Faqra et dont elle s’occupe régulièrement, ou cet autre client qui regroupe une dizaine de ses amis pour que Fadia leur fasse les mains, ce troisième qui est constamment en affaires entre Paris et Damas et qui fait escale à Beyrouth uniquement pour se faire manucurer par elle, un autre qui l’appelle à minuit et demi parce qu’il a un avion trois heures plus tard, ce dernier enfin qu’elle manucure tous les mardis, juste avant sa partie de poker… «Il n’y a jamais eu d’ambiguïtés, précise-t-elle, aucune approche douteuse, les limites sont nettes dès le départ, en plus ils sont extrêmement polis, et élégants…» Bref, il y a quelque chose de particulièrement touchant chez Fadia, indépendamment de son amour immodéré pour son métier, «mon art», aurait-elle dit !, c’est cette fabuleuse sérénité, cette certitude que rien ne vaut un travail réussi, un résultat uniquement à la hauteur de la confiance, énorme, qu’ont en elle et en son travail ses clientes, ce rose qui lui monte au joues lorsqu’elle est félicitée, lorsqu’elle les voit satisfaites, heureuses, tranquilles, lorsqu’elle les entend et réentend, à satiété, répéter ce «merci Fadia», ces deux mots que rien, à ses yeux, ne pourra remplacer. «Merci Fadia…»
Dans n’importe quelle édition du Larousse, la définition du stakhanovisme est la même. C’était, dans les pays socialistes, une méthode de rendement fondée sur les innovations techniques et l’émulation des travailleurs, qui a été appliquée de 1930 à 1950. Un(e) stakhanoviste est donc à la base un homme ou une femme que l’on a forcés à un rendement maximal, de jour...