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Actualités - OPINION

Entre l'oubli et la mémoire

Faut-il ou non ouvrir le dossier de la guerre ? La question se pose désormais après les échanges publics d’accusations entre MM. Robert Hatem et Élie Hobeika et les remous qu’elles soulèvent chez les Libanais, toutes communautés confondues. En 1990, les Libanais avaient fait le choix d’oublier la guerre. Brûlés au feu d’une violence qu’ils ne parvenaient plus à contrôler, usés par des nuits sans sommeil passées à la recherche d’un abri où se réfugier, déçus par les promesses sans cesse renouvelées de leurs dirigeants, ils avaient accepté de tourner la page. Cette volonté d’oubli s’était traduite sur le plan juridique par l’adoption d’une loi d’amnistie. Le législateur avait, à l’époque, estimé – à juste titre d’ailleurs – que, pour rétablir la paix civile, il fallait tourner la page de la guerre et, pour cela, suspendre l’application de la loi. L’amnistie n’est d’ailleurs pas une mesure nouvelle. Elle remonte à l’antiquité – «amnêstia» en grec signifie oubli et pardon – et marque généralement le point final à de nombreux conflits : guerre de Sécession (1865), Seconde Guerre mondiale, guerre d’Algérie (31 juillet 1968), etc. Mais le problème au Liban est que l’apaisement qui aurait dû suivre cette décision de tourner la page n’a pas eu lieu. Pourquoi ? Parce que la guerre s’est poursuivie sous des formes différentes, les «vainqueurs» imposant leur loi aux «vaincus», alors même que l’accord qui avait mis fin aux combats prévoyait une réconciliation nationale. Même la loi d’amnistie a été détournée de son objectif initial et utilisée pour «blanchir» les uns et condamner les autres. En rouvrant brutalement les plaies du passé, «l’affaire Hobeika» a révélé au grand jour le malaise profond dans lequel se débattent les Libanais. Faut-il oublier pour arrêter le cycle de la violence et mettre fin à la guerre ou bien faut-il, au contraire, se souvenir pour tirer les leçons de la guerre et construire la paix sur des bases solides ? L’oubli est nécessaire, car on ne vit pas de haines et de rancunes. Mais l’oubli ne peut constituer une thérapeutique efficace que s’il fait l’objet d’une unanimité. Or tel n’a pas été le cas. Les hommes au pouvoir ne veulent pas oublier. Le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas. Ils sont condamnés à jouer le rôle de vainqueurs d’une guerre que d’autres ont menée pour eux. Et ils se montrent d’autant plus fermes dans leur conviction que l’impunité dont la plupart bénéficient ne repose que sur cette substitution des rôles. Ce refus de tourner la page a eu pour effet de bloquer toute évolution. Les victimes de cette politique discriminatoire ont fini par prendre leur mal en patience attendant le moment opportun pour prendre leur revanche. Les scandales télévisés auxquels les Libanais assistent depuis plus d’un mois les confortent dans leur position, car ils estiment – et ils n’ont pas tort – que ce déballage est le signe précurseur du changement attendu. Mais ce changement n’est pas nécessairement porteur d’espoir, car, en l’absence d’une réflexion en profondeur sur la guerre, il peut être le prélude à une reprise de la violence. À défaut donc de pouvoir oublier, il faut accepter de se souvenir et d’ouvrir le dossier de la guerre pour mettre un terme à la confusion qui règne dans les esprits et préparer la voie à la paix. Réfléchir sur les raisons de la guerre ne se limite pas à énumérer les «complots» dont chaque partie aurait été la victime. Il faut commencer par reconnaître que les Libanais, toutes communautés confondues, ont été, d’une manière ou d’une autre, complices d’un meurtre collectif, celui de leur société. Ils l’ont sacrifiée parce que l’ordre qui la fondait s’est effondré et qu’elle ne parvenait plus à les situer les uns par rapport aux autres. La violence est le résultat de cette crise de société. La participation extérieure à cette guerre est indéniable, mais elle n’aurait pas pu se faire si les Libanais ne l’avaient pas eux-mêmes, d’une manière implicite ou explicite, provoquée ou même sollicitée. La paix, dans cette perspective, réside dans la définition d’un nouveau projet de société et non pas dans le retour à l’ordre qui existait avant le déclenchement de la violence. Cette tâche ne saurait être qu’une œuvre collective, le résultat d’une recherche commune. Les personnes appelées à y participer sont celles-là mêmes que l’expérience de la guerre a mûries et qui sont donc en mesure de porter sur les événements un jugement plus serein. Les «déçus» de la guerre, ceux qui espéraient «autre chose», ceux qui ne croient plus en rien estimant avoir été «trahis» par les milices, ceux-là ne sont d’aucune utilité. Quant aux «nostalgiques» de l’avant-guerre, ceux qui considèrent avoir gardé «les mains propres», ceux-là aussi ne peuvent être d’aucun secours. Seuls ceux qui ont pu supporter de voir leurs rêves s’écrouler et qui ont assumé leurs choix, quels qu’ils soient, sans en rejeter la responsabilité sur d’autres, seuls ceux-là sont en mesure de comprendre ce qui s’est passé et de dégager les leçons de la guerre. «Aucune société ne peut se dispenser de se forger une mémoire collective sous peine de disparaître ou de perdre son unité et sa personnalité». Forger la mémoire collective de la guerre est une nécessité absolue. Il ne s’agit pas de dresser un tableau des massacres et des assassinats commis, mais de faire de ce traumatisme collectif le point de départ d’une réelle prise de conscience.
Faut-il ou non ouvrir le dossier de la guerre ? La question se pose désormais après les échanges publics d’accusations entre MM. Robert Hatem et Élie Hobeika et les remous qu’elles soulèvent chez les Libanais, toutes communautés confondues. En 1990, les Libanais avaient fait le choix d’oublier la guerre. Brûlés au feu d’une violence qu’ils ne parvenaient plus à...