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Actualités - BIOGRAPHIE

REGARD - « La gardienne du clan : Geneviève Pierre Gemayel », de Maria Chakhtoura Vanité des vanités...

Voici un ouvrage inattendu, surprenant. Par son format (32 x 24 cm), par sa couverture souple en couleurs et son volume de revue féminine de luxe (64 feuillets), par l’ingénieuse mise en passe de Saad Kiwan (deux colonnes par page, photos omniprésentes élégamment agencées), il se laisse parcourir à la fois comme un album de famille et comme un livre d’images de l’épopée du clan Gémayel et de la tranche d’histoire contemporaine du Liban qu’elle a contribué à remplir de bruit et de fureur. Alors que le rêve, l’utopie ? du chef du clan, Pierre Gémayel, était sans doute tout autre au départ. L’un des points forts de cette biographie – plus invraisemblable qu’une fiction – de son épouse Geneviève à travers ses souvenirs et ses propos recueillis par Maria Chakhtoura il y a plus de dix ans, et le bilan désespéré que cette étonnante femme de tête dresse au soir de sa vie : «Les enfants (Amine Assouad, son petit-fils, Maya, sa petite-fille) sont morts dans l’innocence de leur âge. Bachir est parti en pleine gloire, comme un héros d’épopée. Mais Pierre qui avait tout donné, qui avait sacrifié sa vie et la nôtre à ses idéaux politiques... il est mort déçu, désillusionné, consumé...». En écho, ce constat de Joseph Abou-Khalil, ancien éditorialiste du Amal, le journal des Kataëb : «Ce n’est pas tant l’échec final de sa politique qui torturait Pierre que l’impossibilité de trouver une formule de rechange à celle de 1943». «Cette amertume, souligne Maria Chakhtoura, le chef du parti phalangiste en gardait le secret, mais son corps l’exprimait en s’étiolant de jour en jour». De sorte qu’il fut emporté par le premier malaise qu’il ait jamais eu. Geneviève : «Pourquoi Pierre a-t-il tant sacrifié ? Pourquoi cinquante ans de lutte, alors que ses amis le trahissent, que le parti se désintègre... Pour finir dans le désordre, dans la haine... Pourquoi ?... j’ai passé cinquante ans à me battre, à sacrifier au nom de principes que j’ai voulu inculquer à mes enfants. Et c’est en vertu de ces mêmes principes que nous souffrons tous aujourd’hui et que l’on essaie de nous détruire». L’éminence grise Ces propos sont tenus par la vieille dame en noir (80 ans) en 1988, date de la rédaction du texte de Maria Chakhtoura. Depuis, il était resté dans ses dossiers, les passions étant encore trop vives. Aujourd’hui, Geneviève Gémayel va sur ses 93 ans, et une certaine distance par rapport à la «pluie de fer et de feu» permet de le publier sans modification ni ajout, comme un témoignage vivant. On y apprend des choses étonnantes sur cette femme qui, jeune fille encore à Mansoura en Égypte, fut l’une des premières femmes du monde arabe à obtenir son permis de conduire et son permis de pilote d’avion, et qui, quoique forte en maths, pratiquait la broderie, la dentelle, l’aubusson, la couture, la peinture, la photographie, le repoussage du cuivre, le piano, le violon, le chant et j’en passe. Une jeune fille rangée qui acquiesce sans broncher à l’annonce de l’acceptation par son père de sa demande en mariage. Chez les Gémayel, les enfants n’ont pas voix au chapitre, et elle épousera son cousin, à l’instar de sa mère et de sa grand-mère avant elle. D’où ses inquiétudes liées à la consanguinité : «Je n’étais jamais rassurée dès qu’un de mes enfants atteignait l’âge critique de la puberté». Malgré ses talents et ses capacités – son frère Maurice, bon juge en la matière, dira d’elle : «Elle est la plus intelligente de nous tous, et sans doute la mieux préparée à une carrière politique...» – elle s’identifie à son rôle d’épouse et de mère au point de devenir l’ombre de son mari, son «nègre» et «l’éminence grise» de la famille, celle à qui l’on fait appel pour résoudre n’importe quel problème, du plus petit au plus grand. Cet effacement volontaire, elle le pousse si loin que le chauffeur de son mari fait mine de ne pas la reconnaître à une occasion officielle, tant il avait honte de la Coccinelle qu’elle conduisait et qui était devenue son signe distinctif, avec son chignon adopté sur les conseils de Zalfa Chamoun : pratique, pas besoin de coiffeur. Malgré cette discrétion, elle devient l’inébranlable pilier de la famille. Jamais elle ne laisse percer ses émotions, bien que sa robe noire, endossée après la mort tragique de son petit-fils, est «plus qu’un signe : un état de deuil». En sorte que l’accès de Bachir à la présidence de la République est éprouvé par elle non comme un bonheur mais comme une «catastrophe». Après la mort de Bachir qu’elle a obscurément pressenti, quand on lui dit que le tapis du salon est effiloché, elle répond : «Il sera toujours temps de le réparer après la mort ... d’Amine». Formules lapidaires Si, après la mort de Bachir, elle décide de ne plus mettre le pied au cimetière qui était devenu sa seconde «maison», c’est que, désormais, «elle le portait en elle», note Maria Chakhtoura dont le livre fourmille de faits intimes (rapports «silencieux» mari-femme, parents-enfants, etc.), d’événements publics, d’histoires et d’anecdotes curieuses ou savoureuses : ainsi, au député chiite Adel Osseirane qui se plaignait de n’avoir pas d’héritier mâle, Geneviève fait faire un pèlerinage au couvent de Mar Abda, réputé souverain en la matière, et voici qu’il engendre deux fils coup sur coup !. De page en page, on se prend d’une étrange sympathie pour cette femme «comme les autres» qui a su s’élever à la hauteur d’un destin hors du commun qu’elle n’aurait jamais pu imaginer dans la douillette quiétude de sa Mansoura natale où elle n’en finissait pas, tout au long de son adolescence, de préparer son trousseau de mariée. Le livre de Maria Chakhtoura, écrit dans un style simple, direct, coulant, se lit agréablement comme un roman, et en même temps, comme une revue de plus de 70 ans de vie libanaise. Ce qui ne l’empêche pas d’être émaillé de formules lapidaires ou frappantes qui évoquent en quelques mots un tableau complexe : Pierre Gémayel, chef de parti après avoir été arbitre de foot : «Désormais les notions d’“arbitre” et de “gardien de but” allaient prendre pour le jeune homme des connotations transcendantes et quasi initiatiques. Arbitre, il le serait désormais comme d’autres sont justiciers ; gardien de but comme on défend un idéal, et, à ce jeu-là, il est des balles qui tuent... Pour Pierre, le stade avait déjà l’ampleur d’un pays... Et Geneviève brode et compte encore ses points de croix». La devise des Kataëb «Dieu, Famille, Patrie» : «La famille, c’était pour tous ces jeunes la cellule protectrice formée de nombreux frères et cousins souvent élevés ensemble et toujours prêts, selon la loi clanique, à faire front contre l’intrus. C’était aussi l’immense tendresse maternelle, étouffante, exclusive, envahissante et tragique jusqu’aux larmes. Et puis l’autorité paternelle, affectueuse mais sévère et intransigeante, jusqu’aux limites de la cruauté». «La patrie, elle, n’existait pas encore tout à fait, mais on y percevait déjà une métastase de la structure familiale, un gros rassemblement de cousins, en somme, condamnés à la tutelle d’une mère adoptive qui était la France et dont il fallait se débarrasser au plus vite au risque d’une guerre fratricide où l’on se disputerait enfin le pouvoir». «Et Dieu, à ce stade de leur démarche, ils allaient en avoir drôlement besoin...». Le regard des multitudes Les relations épouse-époux et enfants-père : «Faute de briser les silences et les non-dits qui embarrassaient son couple, elle avait fini par hausser son mari sur un piédestal, vénérant le symbole à défaut de changer l’homme». «Lorsqu’ils ont besoin de le consulter, ils n’ont d’autre choix que de recourir à la médiation de leur mère. C’est ainsi qu’ils trouvent une compensation à se fondre, non sans fierté, dans la foule de ses partisans. Comme eux, ils le vénéreront, ne songeant plus à établir avec lui un rapport familier». Le chef : «Du chef au dictateur, du dictateur au Dieu, les frontières sont confuses dans cette partie de l’Orient où les peuples ont besoin d’envoûteurs, où les charismes sont faits du regard des multitudes». Pierre-Bachir : «Le père ne comprenait pas l’empressement de son fils à foncer coûte que coûte en empruntant des raccourcis dangereux»... «En somme, il se sentait un peu dépassé, cheikh Pierre. Tout lui échappait, et, en son for intérieur, il se révoltait contre sa propre impuissance». La présidence de Bachir : «Elle se rend compte aujourd’hui qu’elle a vécu ce succès non pas auprès de son fils mais quasiment à son chevet. Pour elle, cette soif de pouvoir, cette frénésie qui faisaient brûler à Bachir les étapes les plus délicates n’étaient que les symptômes d’une maladie. Une fièvre qui allait tôt ou tard l’emporter. Et l’attentat à la bombe n’était que l’instrument de ce mal pernicieux». À la fenêtre À force de fréquenter cette femme imperturbable qui n’a jamais «ni chaud ni froid», capable d’une si cruelle lucidité sur elle-même et sur sa famille, Maria Chakhtoura finit par éprouver de l’estime, de l’admiration, de l’amitié et une certaine compassion pour son interlocutrice : «Assise à sa fenêtre pour mieux recevoir la lumière du jour, les mains agrippées à son éternel tricot, elle m’apparaissait parfois comme un personnage hors du temps... Assise à sa fenêtre, elle était là, écoutant les bruits de la rue pour chasser les rumeurs du passé». Ce qui rend la lecture de cette biographie passionnante, malgré les nombreuses zones d’ombre, en raison des réticences de l’intéressée à s’ouvrir sur certaines questions trop personnelles ou trop délicates, c’est la manière dont Maria Chakhtoura a tissé ensemble la vie privée et la vie publique, de sorte que l’on passe sans cesse d’un régistre à l’autre, d’une minutie domestique à une tragédie nationale et vice versa. Ce n’est ni une hagiographie, ni un plaidoyer, ni d’ailleurs un réquisitoire, mais un «reportage» sur une vie qui illustre admirablement la sentence qu’à sa fenêtre la vieille femme, en pleurant l’«héritage moral de Pierre, et ce que ses fils spirituels en ont fait», doit sans doute ressasser : «Vanité des vanités...» Joseph TARRAB
Voici un ouvrage inattendu, surprenant. Par son format (32 x 24 cm), par sa couverture souple en couleurs et son volume de revue féminine de luxe (64 feuillets), par l’ingénieuse mise en passe de Saad Kiwan (deux colonnes par page, photos omniprésentes élégamment agencées), il se laisse parcourir à la fois comme un album de famille et comme un livre d’images de l’épopée...