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Actualités - REPORTAGES

HISTOIRE - Un génie militaire à l’œuvre dans la Gaule Cisalpine Hannibal émerge dans le grondement de la bataille

Quand il apparaît sur les Alpes avec ses vingt-six mille soldats, ses éléphants, sa détermination à vaincre et une stratégie géniale en tête, Hannibal n’a pas encore vingt-neuf ans. Le voici qui contemple les brumes du Pô du haut de passage inaccessible des Alpes. Il a fait du chemin, le jeune général, depuis le jour où il attaqua Sagonte, cette cité en pleine Espagne carthaginoise que l’arrogance de Rome prétendait sienne. N’y a-t-il pas eu un traité qui fixe sur l’Ebre la limite entre les deux zones d’influence dans la péninsule ibérique : Rome au Nord et Carthage au Sud ? Et Sagonte n’est-elle donc pas bien à l’intérieur du territoire Carthage ? Il n’a pas échappé au nouveau commandant de l’armée punique, que c’est justement Sagonte qui peut lui fournir le prétexte de la revanche tant désirée. Lui, Hannibal, n’avait que six ans quand prit fin la grande guerre : mais il a grandi dans l’atmosphère de la brûlante défaite. Et c’est ainsi que s’affermit, dans le fils d’Hamilcar Barca, une instinctive vocation à la guerre, alimentée par son précepteur, le spartiate Sosileos. Les longues veillées dans les camps d’Espagne, les relations interminables des vétérans, l’ont indélébilement marqué. Au fils du général qui a conquis la péninsule ibérique, au garçon qui s’imagine être le vengeur attendu de Carthage, les survivants de la grande guerre parlent de la Sicile perdue, de ces diables de Romains qui ont appris à combattre sur mer, de l’épuisement de Carthage qui, finalement, a subi cette paix amère. Bouleverser l’ennemi Mais la partie est encore toute à jouer. La voici tout près, la vengeance à portée de la main. Hannibal montre aux soldats exténués la peine couverte d’une ouate de vapeurs : courage ! Quand nous serons en bas, nous trouverons de la nourriture et des alliés. En effet, au cours de la longue paix, et tandis que Carthage faisait la conquête de l’Espagne, Rome soumettait les Gaulois de la plaine de Pô. Hannibal est sûr qu’eux aussi, les Gaulois du Pô, aspirent à la vengeance. Et que les Italiques, plus loin, ont hâte de secouer le joug romain. Le général carthaginois y compte. Mais il compte surtout sur lui-même. Son armée est peu de chose comparée à ce que Rome peut jeter sur le champ de bataille. Mais c’est un instrument bien redoutable entre les mains de ce génial et jeune stratège. En effet, il a confiance, lui, profondément, en ses troupes qu’il encourage maintenant à avancer. Nous leur en ferons voir, jeunes gens ! Et, en attendant de descendre là-bas, allons prendre l’air parmi ces bois et ces compagnes fertiles. Hannibal sait que sa manœuvre personnelle, la folle idée d’attaquer Rome en descendant en Italie, est telle qu’elle bouleverse l’ennemi. En effet, personne ne pensait, sur les sept collines, que les Carthaginois puissent se mouvoir à partir de l’Espagne : selon toute logique, ils auraient attendu l’assaut romain sur leurs positions, et ils auraient même cherché à les consolider. Mais maintenant, Cornelius Scipion est en quelque sorte en retard, et les Carthaginois, descendus dans la plaine du Pô, ont tout le temps de fomenter la révolte gauloise. Et voici en fin de compte la première grande bataille le long de la Trébie. Hannibal met en position son armée protégée aux ailes par les troupes alliées. Le général peut bien l’appeler «son» armée, ce ramassis de troupes africaines et ibériques qu’il a disciplinées. Il l’a, en effet, réorganisée à sa manière, en perfectionnant le modèle déjà classique d’Alexandre de Macédoine. De l’alternative traditionnelle, le combat de front ou la manœuvre enveloppante, Hannibal choisit cette dernière comme base de sa tactique. Il introduisit pourtant une nouveauté : le rôle de la cavalerie n’est pas uniquement d’exécuter la manœuvre d’encerclement, mais elle peut aussi être un soutien pour l’infanterie. D’autre part, l’infanterie africaine est pesamment armée : très forte, mais pas assez mobile. Hannibal la rend plus légère, en remplaçant la pique par l’épée comme arme individuelle principale. Il favorise ainsi le penchant au combat au corps à corps : en même temps, grâce à la formation et à la discipline, il fait de ses guerriers un formidable instrument de manœuvre. L’efficacité meurtrière de la réforme militaire d’Hannibal Quinze mille soldats romains tués ou faits prisonniers à la Trébie font les frais de l’efficacité meurtrière de la réforme militaire d’Hannibal. Cette fois, la manœuvre d’encerclement a été entamée par la cavalerie, et complétée ensuite par un fort déploiement d’infanterie qui a bouché le chemin de la retraite au gros de l’armée romaine. Grâce à cette victoire, Hannibal est maître de la Gaule Cisalpine. Mais cela ne lui suffit pas : allons vers le Sud, dit-il à ses soldats ivres de joie, marchons sur Rome. Saisissant les célèbres épées romaines arrachées aux ennemis, l’armée carthaginoise franchit l’Apennin. Les Romains envoient à sa rencontre une nouvelle armée, commandée par les consuls Flaminius et Servilius. Cette fois-ci, Hannibal change de méthode ; il adopte une tactique spectaculaire au lac Trasimène. L’armée de Flaminius est attirée dans un piège entre le lac et la colline. Les Romains, n’ayant plus la possibilité de manœuvrer, se trouvent entourés de toutes parts. Le général, à cheval sur une élévation de terrain, donne l’ordre du massacre : quinze mille morts, parmi lesquels le consul lui-même. Rome tremble : et pourtant, Hannibal sait qu’il ne peut attaquer la ville. Ses éléphants répandent la terreur dans le camp ennemi, sa tactique foudroyante ne lui laisse pas d’échappatoire : mais, pour prendre Rome, il faut autre chose. Hannibal n’avait pas oublié que Rome avait épargné Carthage sur son territoire et que faire tomber une métropole comme Rome peut donner des idées et des envies à tous les prédateurs barbares qui n’ont aucun respect pour l’ordre établi, les traditions et l’équilibre nécessaire à l’évolution logique et historique des civilisations. L’armée punique se contente donc de traverser la péninsule, cherchant contradictoirement butin et alliés. Il y a beaucoup de défections parmi les Italiques, mais des peuples plus nombreux et plus aguerris, les Latins, les Étrusques, les Sabins, les Ombriens, tous ceux-là restent avec Rome. Rome cherche à régler le sort de la guerre par une grande bataille de compagne. Une armée de quatre-vingt mille hommes, avec les consuls Emilius Paulus et Terentius Varron, marche sur les Carthaginois se trouvant au Sud. Cette fois, le morceau est vraiment gros, même pour Hannibal. Mais Hannibal a en réserve son chef-d’œuvre meurtrier. L’affrontement eut bien lieu à Cannes, dans les pouilles, dans une plaine non adaptée aux stratagèmes du type de Trasimène. C’est une chaude journée d’août, et les Carthaginois parcourent l’Italie depuis près de deux ans. Face à l’armée interminable de Rome, le général punique pourrait tenter une trouée : diviser l’ennemi, et puis battre séparément les deux ailes. C’est justement ce à quoi s’attendent les Romains ; les voici en effet qui adoptent un déploiement massif. Mais Hannibal a recours, encore une fois, à la tactique enveloppante, facilitée par le fait que l’ennemi, pour soutenir le choc prévu, s’est ramassé dans une formation compacte. Un des plus grands carnages de l’histoire Ce fut l’un des plus grands carnages de l’histoire : cinquante mille morts environ, près de vingt mille prisonniers, la direction politique et militaire de Rome décapitée. La métropole vaincue acceptera-t-elle, en cette occurrence, d’en arriver à traiter avec Carthage ? Pas du tout : Rome ne traite pas et ne se rend pas. Bien au contraire, après Cannes commence une revanche lente, progressive. On ne recherche plus des batailles en rase campagne, on adopte finalement la tactique suggérée par le dictateur Quintus Fabius Maximus : temporiser, attaquer et punir les cités qui ont passé dans le camp carthaginois, empêcher, grâce à une politique avisée, que d’autres défections ne viennent renforcer l’ennemi. Hannibal goûte ainsi l’amère satisfaction de voir sa leçon de guerre, et non son souci d’épargner Rome, apprise par les Romains. Il passe encore plusieurs années en Italie, où il remporte de nouveaux succès militaires. Mais le projet stratégique de la guerre a échoué. À moins qu’Asdrubal, frère du commandant carthaginois, descendu en Italie avec une nouvelle armée, ne réussisse à renouveler les hauts faits de la Trebie et de Cannes. Il ne réussit pas : les Romains l’attaquent sur le Métaure et le mettent en déroute. Quelques jours plus tard, voici la tête d’Asdrubal qui roule aux pieds d’Hannibal. Les Romains l’ont lancée au moyen de l’une des catapultes utilisées dans le siège de Tarente. Il est temps désormais d’abandonner la scène en Italie. Le général débarque en Afrique : face à lui campe, avec une puissante armée, un jeune commandant Romain, Cornelius Scipion, fils du consul battu il y a quelques années dans la plaine du Pô. Les deux armées s’affrontent à Zama. Hannibal rêve d’une nouvelle Cannes, et encourage ses hommes une fois de plus et il ordonne des manœuvres magistrales : enveloppement, attaque, retraite feinte, encerclement. Après la victoire par excellence. Rarement l’art de la guerre a connu des revers aussi sophistiqués : Hannibal sait parfaitement que, n’importe quel prodige intellectuel, n’importe quel miracle est désormais inutile. C’est aux légions, maintenant, que revient l’ivresse du triomphe. Le vent de l’histoire a changé de direction ; il souffle du côte de ces sept collines imprenables. Rome est excessivement forte : et c’est bien lui, Hannibal, qui a fini par la renforcer, la rendant consciente de sa vocation mondiale, à la suite de sa campagne qui a dévasté l’Italie. Le voici, après la défaite, dans sa Carthage humiliée, mettant de côté les attributs du chef militaire, et tournant son génie au service de la politique. Mais son administration va à l’encontre de la toute puissante oligarchie ; elle ouvre devant le héros carthaginois le chemin de l’exil. C’est tant mieux. Il trouvera bien en Orient quelque guerre où il pourra mettre à profit son expérience, sa rage de vaincre et son ingéniosité. Contre Rome, bien entendu. Car le souvenir amère de Zama reste très présent aux dieux de la Phénicie ! Bien sûr, Hannibal pourra se jeter dans quelque mêlée : mais il se trouve désormais aux confins d’un empire qui n’est pas le sien. C’est Rome, la maîtresse du monde. Elle veut également s’emparer de l’homme qui a si longtemps contrarié ses rêves d’hégémonie et sa puissance, qui a menacé sa propre existence. Le voici en Bithynie, à l’âge de cinquante ans et plus. Voici ces misérables qui voudraient le livrer aux Romains. Plutôt la mort, Hannibal se tue. Son dernier regret est sans doute de n’avoir pas pu finir sa vie d’une autre manière, dans la lumière, dans la poussière et dans le grondement de la bataille.
Quand il apparaît sur les Alpes avec ses vingt-six mille soldats, ses éléphants, sa détermination à vaincre et une stratégie géniale en tête, Hannibal n’a pas encore vingt-neuf ans. Le voici qui contemple les brumes du Pô du haut de passage inaccessible des Alpes. Il a fait du chemin, le jeune général, depuis le jour où il attaqua Sagonte, cette cité en pleine Espagne...