Regard Place financière

 À l’angle de la rue la plus passante de la ville, Bassam, cent vingt kilos, trône derrière son comptoir de cambiste. Il a l’air de somnoler mais par l’interstice de ses paupières mi-closes le regard balaye l’entourage et ne laisse rien échapper. Une employée entre deux âges est assise près de lui. À force de remplir son carnet duplicata de chiffres aux multiples zéros son visage est agité de tics irrépressibles. À côté, derrière une vitre, un jeune caissier passe par une lucarne le nombre exact de billets convenus dans la transaction entre Bassam et les clients. Un type à l’allure peu recommandable s’avance et dépose furtivement sur le comptoir un sac en plastique anodin mais que l’on ait rempli de liasses d’argent : c’est le transporteur de fonds. Entre changeurs d’un même quartier, le dépannage est chose naturelle. L’opération se fait comme on le voit en toute sécurité et avec discrétion. Un inconnu se présente et annonce : «Combien le franc français ?» – «Tu as ?», demande le chef. «C’est pour acheter, mais tu ne vas pas me les donner en fausses coupures, parce que récemment dans leur pays, on en a trouvé des quantités», précise celui à qui on ne la fait pas. «Ok, une ou deux au maximum, pour ne pas changer mes habitudes», répond le gros et, surpris par son propre trait d’esprit, il s’étrangle presque d’un rire réprimé qui secoue son immense thorax ; rire qu’il interrompt net, se rendant compte soudain à quels risques il expose son système cardio-vasculaire. L’employée, imbue du respect dû aux supérieurs hiérarchiques, juge qu’elle se doit d’apprécier sur-le-champ le sens de l’humour du patron : elle mêle à ses tics un rictus pénible. Derrière la vitre, le jeune caissier compte ses billets, imperturbable. G. SÉROF