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Actualités - OPINION

Silence, les morts!

Affligeante, honteuse, faussement réaliste et finalement bien stupide : on ne saurait qualifier autrement la position officielle consistant à faire l’impasse sur les centaines de disparus de la guerre, pire encore de l’après-guerre ; à mettre toutes ces disparitions au compte des seules milices locales lesquelles, soit dit en passant, ont accédé entre-temps à la dignité parlementaire, ministérielle et même présidentielle ; et à accuser quiconque ne se résignerait pas à classer une fois pour toutes, lui aussi, cette tragique affaire de verser dans la démagogie, dans le commerce de la douleur des gens. Virtuoses du tablier et du plumeau, les dirigeants devraient bien se douter pourtant qu’il faudra bien plus qu’un coup de torchon pour effacer l’ineffaçable... Nul Libanais, certes, ne peut croire un moment que Damas doit répondre de toutes ces disparitions. Nul ne contestera, en outre, au président Bachar el-Assad le mérite de multiplier les initiatives en vue d’assainir des relations libano-syriennes, qui en ont grandement besoin. Après l’évacuation de nombreuses positions militaires syriennes du Grand Beyrouth, il convient donc d’apprécier à leur juste mesure ces deux développements majeurs qu’auront été la libération en début de semaine d’un premier groupe de prisonniers politiques libanais et la promesse d’un élargissement prochain de quelques dizaines d’autres, condamnés ceux-là pour des crimes. À leur juste mesure oui : celle précisément d’une série de premiers pas dénotant indéniablement sincérité et bonne foi mais qui, pour mener au résultat recherché, doivent nécessairement être suivis d’autres. Toujours est-il que ces libérations, pour tardives, vraisemblablement incomplètes et affublées de procédures pseudo-légales qu’elles soient, renferment bel et bien le formidable (bien qu’implicite) aveu que, tout compte fait, ces détenus ne se trouvaient pas là où il fallait. La constatation est de taille, elle est révélatrice de la prudente mutation en cours en Syrie. On serait bien en peine cependant de professer la même bienveillante, indulgente et patiente compréhension à l’égard des responsables libanais qui, dans cette pénible affaire, auront été au-dessous de tout. Pour décréter péremptoirement la clôture du dossier des disparus, le parquet et le gouvernement n’ont d’autre pièce à produire en effet que le «voilà, c’est tout» syrien. Que l’actuel système en Syrie reste réfractaire à toute transparence, qu’il ne puisse s’expliquer sur d’éventuelles évaporations de kidnappés ou de détenus, n’étonne guère. Ce qui heurte profondément en revanche, c’est un État libanais qui, lui, ne veut rien voir, rien entendre, rien dire d’autre que «c’est bien vrai, voilà tout». À des degrés divers de veulerie, tous les gouvernements de l’après-Taëf ont ainsi occulté la question des Libanais détenus en Syrie, allant parfois jusqu’à en nier même l’existence. Pourquoi a-t-il fallu attendre dix ans pour reconnaître leur triste réalité ? Aurait-on seulement levé le petit doigt pour eux si des mères et des épouses affligées n’avaient frappé à toutes les portes avant de se décider à descendre dans la rue, si des associations humanitaires ne s’étaient mobilisées, si des patriarches n’avaient donné de la voix, si des Albert Moukheiber et des Walid Joumblatt n’avaient secoué les colonnes d’un parlement trop respectueux des tabous ? Et d’abord pourquoi des Libanais soupçonnés d’actes antisyriens ou d’intelligence avec l’ennemi israélien auraient-ils été emmenés – et à l’occasion jugés et condamnés – en Syrie au lieu d’être poursuivis dans leur propre pays ? Comment de telles pratiques ont-elles pu se poursuivre jusqu’en 1999 et même 2000, comme en font foi les dates d’incarcération de certains des détenus libérés ? Est-il arrivé enfin, comble de l’horreur, que des citoyens libanais soient livrés à la Syrie par certains services, comme le veut une vieille et insistante croyance populaire ? Ces angoissantes questions ne sont pas les seules que l’on se pose, et les familles de certains des disparus en ont autant au service des responsables : qu’est-il advenu par exemple des prisonniers «visités» par leurs proches et restés néanmoins introuvables, ou alors de ceux dont la détention avait été certifiée moyennant finances, en attendant une entrevue sans cesse et impitoyablement reportée ? Ces questions ont le don d’agacer, d’irriter les responsables et on les comprend, les pauvres. Mais comment y ont-ils répondu, les responsables ? De manière bien peu digne et pas du tout intelligente, en se bornant à prêcher aux familles en détresse un choquant devoir d’oubli, un inhumain rejet de la mémoire. Il faut oublier, tout peut s’oublier ? Le temps ne peut rien y faire hélas, quand il ne s’accompagne pas de la vérité. Ou d’un sérieux effort de recherche de la vérité que tout gouvernement qui se respecte, et qui respecte ses administrés, est tenu d’entreprendre. Louable est l’initiative du président Lahoud, qui a promis d’instituer un comité de suivi; mais il ne faut pas que les choses en restent là et que les disparus soient enterrés en commission. Ce qu’il faut, c’est prêter une oreille attentive aux associations de défense des droits de l’homme au lieu d’en contester publiquement les dossiers. Ce qu’il faut, c’est apporter soutien et encouragement à toute démarche du CICR, dut-elle déboucher sur des constats de décès, sans lesquels en effet nul ne peut faire son deuil d’un être cher. Trop tôt encore pour dénoncer les goulags, les incarcérations sans jugement, les exécutions sommaires ? Sans doute ; mais ce n’est pas en mettant le Liban à l’heure stalinienne, en se montrant encore et toujours plus royaliste que le roi, que l’on pourra valablement aider la Syrie à accéder au changement qu’elle souhaite. Ce n’est pas en signifiant aux disparus qu’ils n’ont plus qu’un seul droit, celui de se taire. Surtout quand à l’offense faite aux morts s’ajoute une si cavalière insulte à l’intelligence des vivants. Issa GORAIEB
Affligeante, honteuse, faussement réaliste et finalement bien stupide : on ne saurait qualifier autrement la position officielle consistant à faire l’impasse sur les centaines de disparus de la guerre, pire encore de l’après-guerre ; à mettre toutes ces disparitions au compte des seules milices locales lesquelles, soit dit en passant, ont accédé entre-temps à la dignité...