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Actualités - REPORTAGES

HIER, AUJOURD’HUI - Beyrouth, autrement Au Concorde Square, un certain « Way of Life »

On les aurait crues sorties tout droit d’un sitcom américain pour adolescents. Seize ans à peine, les yeux bordés de Kohl, moulées dans des T-shirts aux couleurs acides, elles sont cinq à ingurgiter leur menu hamburger-frites-coca. Elles viennent de voir le film Scary Movie. Et pourtant l’une d’elles arbore le keffieh palestinien. Et pourtant, elles savent pertinemment qu’il se fait tard – il est déjà six heures du soir – et qu’il leur faudrait bientôt rentrer. Portrait d’un microcosme en pleine mutation, l’espace d’une promenade au Concorde Square. Depuis plus de six ans déjà, c’est au Concorde Square que de nombreux jeunes Beyrouthins passent leur temps, mangent, vont au cinéma, et c’est là surtout qu’ils se rencontrent. En général, ils ont entre treize et vingt et un ans, ils habitent aux alentours et viennent ici à pied parce qu’ils n’ont pas encore de voiture. «Depuis que j’ai eu treize ans, raconte May, qui en a maintenant dix-sept et qui est étudiante en Graphic Design à l’AUB, j’y vais au moins une fois par semaine. Je crois que je n’ai raté aucun des films projetés dans les salles du cinéma Concorde». May n’est pas la seule à faire preuve d’autant de fidélité à l’égard de cet endroit et quand elle s’y trouve, elle est sûre de tomber sur une bonne partie des élèves de son ancienne école, l’International College (IC) et sur de nombreux étudiants de son université, surtout les lundis, quand la séance de cinéma est à 5 000 LL. Ghada, 19 ans, étudiante à la YWCA, explique : «Presque tout le monde se connaît ici. La plupart viennent du lycée Abdel-Kader, de la Rawda High School, de l’Eastwood College, du Collège protestant et même des universités comme l’AUB, la LAU, la AUT (American University of Technology) ou la YWCA». C’est surtout en fin d’après-midi que le Concorde Square prend vie. Vers quatre heures, on rencontre des mères de familles seules qui sortent leurs rejetons voir un film de Disney ou manger des donut’s. Un peu plus tard, ce sera le tour des douze-quatorze ans d’assister à la séance de cinq heures trente. À la sortie du film, ils rentrent chez eux illico presto, sans traîner. À partir de huit heures du soir, la place et les salles de cinéma se remplissent et se désemplissent à des rythmes inversés. À minuit trente, au Concorde Square, il ne reste plus que les chats, en vaste opération de nettoyage. La seule animation nocturne provient du pub Kalinka, situé quelques mètres plus loin. Un « mall » à ciel ouvert Si l’on constate que l’actuel dynamisme du quartier s’articule autour du cinéma, il ne faut pas en revanche sous-estimer l’attrait exercé par les restaurants et les boutiques du Concorde Square, comme entres autres le Hard Rock Café, Hardee’s, Dunkin Donut’s pour les fast-foods, Zara et le Concorde Galleria pour le shopping et le centre Atlantis pour les amateurs de jeux électroniques. D’ailleurs, si l’existence du cinéma remonte à plus de vingt ans, ce n’est qu’à partir de 1994 que le Concorde Square devient le lieu de référence pour les jeunes des environs. C’est en effet en 1994 qu’est créé le Concorde Investment Group SAL, à l’initiative des partenaires Khanafer, Mansour et Daher. Employant environ 300 personnes, ce groupe possède actuellement le cinéma Concorde, le Concorde Galleria, le centre de jeux Atlantis et le Hard Rock Café. Pour ce qui est des autres fast-foods et de Zara, les compagnies concernées ont acheté ou loué le terrain donnant accès à la terrasse. Accueillant, d’après les responsables du centre, plus de 650 000 personnes par an, le Concorde Square fait l’objet d’une politique de marketing qui lui permet de fidéliser son public. À titre d’exemple, plusieurs défilés de mode ont eu lieu au Concorde Galleria. De plus, c’est au Concorde Square qu’a été exposée la Porsche offerte au gagnant d’un tirage au sort organisé par Pepsi. La baisse de la fréquentation, qui peut être parfois remarquée, est perçue par les gérants comme une réaction normale au type de films projetés ou à la stagnation économique ambiante. Reste que le Concorde Investment Group a de nombreux projets d’avenir, dont notamment l’ouverture d’une boulangerie-pâtisserie à la place de l’un des fast-foods qui a fermé boutique. Le Concorde Square se présente aujourd’hui comme une terrasse carrée située en contrebas d’un grand immeuble datant des années soixante-dix, en plein air, entourée des divers restaurants, boutiques, cinémas et centres susmentionnées. On peut y avoir accès en empruntant l’escalier qui y mène à partir du trottoir. En définitive, le Concorde Square est un espace privé qui se donne de faux airs d’espace public, une sorte de «mall» ou de centre commercial à l’américaine, comme tant d’autres qui fleurissent au Liban, dans les pays arabes et un peu partout de par le monde. À défaut d’une place publique, d’un centre-ville où se retrouvent tous les habitants d’un quartier ou d’une ville, on choisit le centre commercial qui pose d’entrée de jeu les conditions d’accès, les règles à suivre et le minimum à dépenser. Le jeu de miroirs : «Dis-moi ce que tu regardes...» Les extraterrestres viennent d’attaquer la planète. Tous les peuples, arabes compris, paniquent. Seuls quelques téméraires braveront le danger et vaincront. Pure coïncidence, ils sont de nationalité américaine : tel est le scénario moyen d’un film de Hollywood. C’est sur ce genre de films que, comme tant d’autres de leur âge, les jeunes Libanais se ruent, au moins une fois la semaine. Après avoir mangé des hamburgers et bu du coca. Après avoir suivi à la télé, tout juste avant de retrouver les copains au Concorde Square, les soubresauts de l’intifada palestinienne. Et mangé des candies mauves et verts fluo. Comme un peu partout de par le monde, les jeunes Libanais sont confrontés à un mode de vie qui peut être en contradiction avec leurs valeurs et normes sociales, et pourtant ils plébiscitent ce mode de vie, comme le souligne si bien l’importante affluence dont fait l’objet un lieu comme le Concorde Square, où tous les référents culturels sont occidentaux. C’est que, du moins en apparence, ces jeunes arrivent à s’en tirer de cette invasion de modèles culturels antithétiques avec le moins de mal possible, à travers un fragile compromis. «Si je ne suis pas en accord avec les valeurs que le film véhicule, je peux toujours le voir, sans toutefois être influencé, assure Majed, vingt ans, étudiant en chimie à l’AUB. On remarque d’ailleurs que beaucoup de films sont faits par des juifs, et là, il faut s’en méfier». Majed reconnaît ne pas aimer les films égyptiens, mais adorer les films libanais, comme West Beyrouth et S.L. Film, auxquels il peut s’identifier. Lina, dix-huit ans, étudiante en nutrition à l’AUB, semble partager le point de vue de Majed : «Même si à travers le Concorde Square je me mets en contact avec les valeurs occidentales de manière continue, cela ne veut pas dire que je les adopte. Par exemple, je suis contre le concubinage et je trouve que la femme ne peut être tout à fait l’égale de l’homme en ce sens qu’elle doit toujours dépendre de lui financièrement». Tarek, vingt-cinq ans, employé à l’AIB, stigmatise : «Moi, c’est toute une ambiance qui ne me plaît plus au Concorde Square, il y a comme un relâchement des mœurs. Je préfère aller autre part et puis les filles s’habillent de manière trop libérée ici». Sa phrase est aussitôt ponctuée par l’éclat de rire de Mayssa, aux cheveux rouges coupés très courts et aux yeux bordés de kohl : «Mais moi, je suis comme ça». Joyce LIYAN
On les aurait crues sorties tout droit d’un sitcom américain pour adolescents. Seize ans à peine, les yeux bordés de Kohl, moulées dans des T-shirts aux couleurs acides, elles sont cinq à ingurgiter leur menu hamburger-frites-coca. Elles viennent de voir le film Scary Movie. Et pourtant l’une d’elles arbore le keffieh palestinien. Et pourtant, elles savent pertinemment...