Rechercher
Rechercher

Actualités - BIOGRAPHIE

REGARD - Aux origines de l’archéologie aérienne : A. Poidebard (1878-1955) Pour comprendre ce qu’est Beyrouth

Parmi les manifestations qui ont marqué le 125e anniversaire de l’USJ, l’exposition : «Antoine Poidebard, missionnaire d’Arménie, pionnier de l’archéologie aérienne» fut l’une des plus remarquables par la qualité du travail collectif fourni par les collaborateurs de Levon Nordiguian. L’exposition, qui a été rééditée en partie lors du dernier Salon Lire en Français et en musique, était accompagnée d’un ouvrage comprenant une dizaine d’articles réunis par Levon Nordiguian et Jean-François Salles sur les diverses facettes de l’œuvre de ce jésuite aux compétences polyvalentes. Cet ouvrage inaugure une collection qui s’annonce prometteuse de surprises, spécifiquement consacrée à la photographie, à partir des fonds de la photothèque de la Bibliothèque Orientale qui abrite, apparemment, des milliers de clichés anciens inédits sur toutes sortes de sujets. Michel Fani en a déjà tiré deux livres sur le Liban, de la moitié du XIXe siècle jusqu’au début du XXe. L’ouvrage, de belle allure, dans une mise en page élégante et aérée due à Bassam Kahwagi, est en outre le premier à sortir des Presses de l’USJ : il était grand temps que l’université se dotât d’une maison d’édition en bonne et due forme, à l’instar des grandes universités dans le monde, pour la publication des recherches menées par ses professeurs, thésards et autres collaborateurs. Toutes saisons et tous terrains Un des visiteurs d’A. Poidebard à Tiflis en 1919, alors qu’il faisait partie de la mission militaire française au Caucase, le trouve «camouflé en officier de cavalerie, cette surface recouvrant un homme de grande valeur, aviateur, archéologue, historien : l’Ordre des jésuites couve parfois de ces coucous et du reste les couvre et les protège parce qu’ils contribuent à son illustration». En fait, Poidebard ne fut ni vraiment aviateur, ni vraiment archéologue, ni vraiment historien : plutôt un touche-à-tout, un homme toutes saisons et tous terrains, en même temps homme d’action et de réflexion, peut-être même homme de foi, quoique là-dessus il y ait peu de témoignages dans le livre, sinon le récit de la mort de son pilote dans ses expéditions photographiques aériennes en Haute-Djeziré : il semble croire à l’existence d’une «autre atmosphère». Mais l’homme était énigmatique et ne se livrait pas facilement : sa foi s’est surtout traduite dans son engagement humanitaire en faveur des Arméniens, tant en Arménie avant la Première Guerre mondiale, qu’au Liban, où il se fixe en 1924, suivant ses protégés pour ainsi dire dans leur exil et aidant à l’aménagement des camps de réfugiés (il supervisera la construction de 3 000 logements à Beyrouth et dans d’autres villes, y compris Alep) et à la création d’un ouvroir de broderie : belles vues panoramiques du camp de Mar Mikhaïl avec des tentes puis avec des baraques en bois, et photos des brodeuses entourées de leurs travaux. Poidebard, qui ne perd ni le Nord ni le temps, publie d’ailleurs en 1929 un article sur les «Anciennes broderies arméniennes», tout comme il avait profité auparavant, au cours de son expédition persane, évoquée dans son livre Au carrefour des routes de Perse (1923) pour faire une étude sur «Le Tapis d’Orient» – lui qui, au cours de son séjour au Caucase, avait élaboré une théorie du «pantouranisme» en tant qu’instrument de l’expansionnisme allemand récupéré par les Bolcheviks, qui eut un certain succès dans les chancelleries à l’époque et qui semble redevenir d’actualité aujourd’hui avec les ambitions turques envers les nouvelles républiques turcophones de l’ex-URSS. Conditions exceptionnelles Mais tout cela serait sans doute aujourd’hui oublié si, se laissant «emporter par les circonstances» comme le lui avait conseillé un autre jésuite, et les circonstances (et les relations qui les créent) l’auront drôlement secondé, il n’avait pas obtenu le concours de l’aviation française au Levant pour l’étude du «Limes» romain en Haute-Djeziré, commandée par la Société de géographie. Il est vrai que l’armée française y avait intérêt d’un point de vue strictement militaire, notamment pour le contrôle des tribus indociles : elle ferait ce qu’avait fait Rome pour les pacifier, le préjugé prévalant étant que rien n’avait changé depuis lors. Étant lui-même officier en activité, Poidebard a bénéficié pour ses prospections aériennes des moyens exceptionnels mis à sa disposition : un avion (un Potez 25 TOE sans cockpit, assez léger pour effectuer de véritables acrobaties pour les prises de vue et pour se poser sur la steppe, le cas échéant), des pilotes qui étaient des as, des photographes qui ne l’étaient pas moins, des méharistes, des autos et des soldats pour les fouilles au sol. Personne avant lui ni après lui n’a eu le privilège de pareilles conditions de travail : les photos actuelles par satellites n’ont pas une résolution suffisante pour supplanter les siennes, qui constituent une source de documentation irremplaçable. D’autant plus que ses coéquipiers, spécialistes du bombardement de précision, pouvaient utiliser leur expertise pour prendre des photos à l’exacte verticale du site visé, repéré par Poidebard au cours d’un vol de reconnaissance préalable : il prenait des photos dites «obliques» et des «croquis de vol» qui permettaient de le localiser exactement. Même les expéditions photographiques aériennes récentes n’ont plus permis l’obtention de photographies verticales à basse altitude permettant dans certains cas de distinguer des détails de l’ordre de 15 cm. Grâce à leur maniabilité, les Potez pouvaient presque se comporter comme des hélicoptères, et les pilotes prenaient parfois le risque d’un «vol en hélice calée», manœuvre consistant à couper le moteur, prendre le cliché et redémarrer, pour éviter le bougé et le flou à ces altitudes très basses. Dans son ouvrage monumental La Trace de Rome dans le désert de Syrie, le Limes de Trajan à la conquête arabe. Recherches aériennes 1925-1932 publié chez Geuthner en 1934, aucune des photos verticales n’est de Poidebard lui-même. Il s’agissait du résultat d’une méthode mise au point par lui, dite «équipage à trois» : le pilote, l’observateur (Poidebard) et le photographe. C’est lui le maître d’œuvre, le cerveau de cette entreprise. D’ailleurs ses observations sur les conditions des prises de vue en région désertique de climat tropical, l’effet de la chaleur et des vents de sable sur la lumière aboutissent à la mise au point d’une méthode, de procédés et même de solutions pour le matériel photographique qu’il contribue à améliorer : il utilisait un gros appareil à plaque de verre 13 x18 cm fixé sur le socle de la mitrailleuse de l’avion. Les photos de l’album de la Trace de Rome sont imprimées sans trame avec une qualité proche du tirage original. Un autre ouvrage, Le limes de Chalcis, Organisation de la steppe en Haute-Syrie romaine, Documents aériens et épigraphiques en collaboration avec R. Mouterde, J. Lauffrey et S. Mazloum, publié en 1945, verra les photos imprimées dans le corps du texte avec un rendu bien moindre. Les bases de l’archéologie portuaire moderne Ces expéditions photographiques étaient loin de se dérouler dans la discrétion : un battage médiatique (articles, entre autres dans L’Illustration, conférences, etc.) contribuait à conférer à notre «coucou» l’aura de l’explorateur pionnier. Poidebard n’avait pas seulement une bonne étoile, il avait aussi le sens des relations publiques. Ces entreprises dans le désert de Syrie seront complétées, à partir des années trente, par des recherches sur les ports de Tyr et Saïda qui ont jeté les bases de l’archéologie portuaire sous-marine moderne par la combinaison des vues aériennes et de l’exploration sous-marine, avec lunettes de calfat, plongeurs en apnée pour la reconnaissance et scaphandrier pour les photos et les fouilles. Poidebard fera également des recherches en Afrique du Nord, notamment sur le port de Carthage et sur d’autres ports libanais et syriens (Tripoli, Byblos, Arwad, Gébélé). Activité qui aboutit à la publication en 1939 de Tyr, un grand port disparu, puis, en 1951, de Sidon, aménagements antiques du port de Saïda. Le précieux fonds photographique constitué par Poidebard (l’inventaire et la numérisation ne sont pas encore achevés) est toujours exploitable pour des recherches très diverses : on a pu constater, entre autres, grâce à ses photos de la steppe syrienne, que la «dégradation» de la végétation dénoncée ces dernières années était soit illusoire, soit hautement surévaluée. Dans d’autres cas, ses photos ont permis de repérer une ancienne organisation de l’espace agricole et de retrouver le parcellaire antérieur. Fausses interprétations Reste que les conditions exceptionnelles de travail de Poidebard avaient des limites : les avions n’osaient pas s’aventurer trop loin des pistes balisées, des vallées, des puits et des sites repérés. Il ne pouvait donc avoir qu’une vue partielle et fragmentaire du territoire. Cela a peut-être conditionné en partie l’interprétation des photos, souvent erronée : Poidebard, militaire, latiniste, chargé de retrouver les limes romains, c’est-à-dire l’organisation militaire aux confins de l’empire, face aux «Barbares», «trouve» ce qu’il «cherche», annexant toute découverte à son schéma préétabli : ainsi, entre autres, il déchiffre le «palais» omeyyade «Kasr el-Heir el-Gharbi» comme un camp militaire romain. Pour lui, il n’y a rien ni avant ni après Rome : tout ce qui est rationnellement organisé ne peut être le fait des Orientaux autochtones, mais doit nécessairement avoir une origine romaine. Sa triple formation classique, religieuse et militaire infléchissait tout ce qu’il voyait dans un sens européocentriste. Lors de ses séjours au Causase, il avait étudié l’arménien, le turc et même le tatare. Il ne semble pas avoir fait l’effort d’apprendre l’arabe, bien qu’il ait vécu près de 30 ans au Liban. Peut-être cela l’aurait-il aidé à sortir de son cocon latino-occidental et à envisager la région du point de vue des «Barbares» avant Rome et des Arabes après elle. Poidebard commet d’autres erreurs d’interprétation dans la compréhension de la structure des ports de Tyr et de Saïda, mais l’erreur est le risque encouru dans toute recherche scientifique où la vérité est toujours relative, en fonction des données disponibles. Ce qui est assuré aujourd’hui ne le sera plus demain avec l’émergence de nouveaux faits, de nouvelles théories, de nouvelles synthèses. Synthèses à venir En sciences humaines, l’équation personnelle du chercheur est particulièrement forte. Ainsi, dans le sillage de la Trace de Rome, Edward N. Luttwak a proposé en 1976 sous le nom de «Grand Strategy» l’idée d’un système militaire romain rationnel organisé volontairement. En 1990, Benjamin Isaac soutient que le dispositif militaire de Rome en Orient ne relève pas d’une stratégie globale, par absence d’état-major et de haut-commandement professionnel et informé : l’armée romaine est d’abord une force d’occupation destinée à lutter contre le brigandage et non à faire front contre les Parthes puis les Sassanides. À cela, Wheeler riposte en affirmant l’existence d’une véritable pensée géostratégique romaine et les moyens de sa mise en application, thèse reprise par Parker et Kennedy qui soulignent respectivement l’importance en Arabie et en Jordanie de lignes de défense à long terme contre d’éventuels envahisseurs. Comme le souligne Pierre-Lousi Gatier, l’exploitation du «prodigieux matériel documentaire» rassemblé par Poidebard fournira pendant longtemps des bases pour les synthèses à venir sur la politique militaire de Rome aux frontières. Le débat n’est pas clos, et chacun continuera à voir les choses par son bout de lorgnette ou de viseur. Poidebard, lui, voyait les choses d’en haut, du moins physiquement, et a été l’un des rares à son époque à bénéficier d’un regard d’ensemble, à vue d’oiseau, depuis le plateau iranien (c’est d’ailleurs lors de sorties sur des avions militaires anglais en Perse qu’il se rend compte de l’intérêt de la photographie aérienne pour l’exploration géographique et archéologique) jusqu’à la côte méditerranéenne. Dans un texte au titre significatif : Diagonale aérienne au-dessus du désert de Syrie publié en 1929 dans Études, il fait la remarque suivante qui ne semble pas avoir été reprise et développée : «Pour comprendre ce qu’est Beyrouth sur la côte phénicienne, il faut vraiment y arriver, une fois, en droite ligne, des steppes du Tigre, de l’oasis de Deir-ez-Zor et des sables de Palmyre. Beyrouth apparaît alors comme la porte méditerranéenne de la Syrie, de l’Irak et de la Perse». (Disponible en librairie). Joseph TARRAB
Parmi les manifestations qui ont marqué le 125e anniversaire de l’USJ, l’exposition : «Antoine Poidebard, missionnaire d’Arménie, pionnier de l’archéologie aérienne» fut l’une des plus remarquables par la qualité du travail collectif fourni par les collaborateurs de Levon Nordiguian. L’exposition, qui a été rééditée en partie lors du dernier Salon Lire en Français et en...