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Actualités - INTERVIEWS

RENCONTRE - Pierre Michon, lauréat du Prix Novembre, de passage à Beyrouth Corps en papier(photos)

Lorsque son premier livre, Vies minuscules, paraît en 1984, Pierre Michon a 37 ans et n’a jamais rien fait de sa vie. Grand buveur en 20 et 30 ans, abandonné par son père pendant son enfance et fils unique adoré par sa mère, il n’a rien fait, c’est-à-dire qu’il s’est consciencieusement préparé, dans la plus grande angoisse, à devenir écrivain. Depuis, la légende Michon est née, consacrée il y a quelques semaines par le Prix Novembre pour ses deux derniers écrits, Abbés et Corps du roi, ciselés d’un jet en septembre 2002. Pierre Michon, fort heureusement, est loin d’être un écrivain commercial. D’ailleurs, comment pourrait-il l’être, avec des récits extrêmement brefs (le plus long, La Grande Beune, couvre à peine 100 pages, tandis que les huit chapitres des Vies minuscules forment un ensemble de quelque 250 pages), dans lesquels les personnages, célèbres ou non, ont tous existé, et le plus souvent dans la région de la Creuse, où l’auteur est né ? Rencontre, pendant la semaine du Salon du livre, avec l’un des soldats de la relève, tant attendue, de la littérature française qui se préoccupe, obstinément et avant tout, d’écriture. Gestation de l’écriture La première question posée, il est aisé de comprendre combien Pierre Michon s’est plié, avec une courtoisie parfaite, à ce genre d’exercice, repris, d’une manière quelque peu différente, lors de conférences universitaires ou de participations à des colloques et autres séminaires à travers le monde, qui font voyager régulièrement ce mangeur de livres, jusque-là claquemuré dans sa bibliothèque, où il s’enferme régulièrement, pendant la gestation de l’écriture. D’ailleurs, aux étudiants de lettres de l’USJ, qui avaient décortiqué son œuvre avant de le rencontrer, il dit en souriant, mi-gêné, mi-amusé, que « oui, si vous voulez, on peut interpréter mes livres de différentes manières, et ce dont vous parlez est tout à fait possible. Cela peut être tout et son contraire, parce que cela existe en fonction d’un personnage ». Mais cet homme exigeant et honnête vis-à-vis de la tâche qu’il s’est assignée – écrire –, se reprend et répond aux interrogations comme il écrit : clairement et brièvement. Planche de salut La Creuse, d’abord : « C’est le pays de la misère, répond-il. Il est dominé par un certain archaïsme de pensée, même si la modernité y est passée. Cette modernité, je l’ai vue dans l’entrée, il y a une quinzaine d’années du whisky dans les bars, alors que jusque-là on ne servait que du pastis. » Mais la Creuse, c’est le début de l’aventure de l’écriture : « Quand j’y vivais, j’ai considéré la littérature comme une planche de salut, explique-t-il aux étudiants. Écrire, c’est un événement donné, un cadeau donné par le croisement de la langue, de mon expérience et de mon affectif. » Pierre Michon, lorsqu’il écrit, reste fidèle à une conviction : ne pas créer de personnages à part entière. « Je m’intéresse uniquement aux vies et événements connus, que l’archive connaît. Si ce n’est pas le cas, j’invente un petit peu. Ce réel est comme un frein à une trop grande liberté. » Littérateurs échoués Voilà pourquoi les livres de Pierre Michon sont remplis de « petites gens », qu’il « connaît » et qui lui ont « servi de modèles » : « Ils sont loin de tout ce qui est beau, de tout ce qui est sorti de la main de l’homme. Sous leurs corps en papier de mes livres, il y a un vrai corps. » Une conviction qui lui est venue à la lecture de William Faulkner, celui sans qui « la phrase contemporaine n’existe pas, a décrit les paysans et les a mis dans un livre. » Autrement dit, il peut « atteindre la vérité en s’intéressant aux gens qu’il a connus, parce que ce sont des littérateurs échoués. » Cet immense lecteur à la mémoire vertigineuse cite de mémoire Starobinski : « La misère n’est que l’ombre portée des jouissances aristocratiques. » Cette misère, récurrente à travers l’œuvre, il faut la « sublimer pour mieux exister ». Alors, Pierre Michon s’est assigné pour mission, et jusqu’à nouvel ordre de « donner ce qui est le plus beau à ceux qui n’ont rien, c’est-à-dire le corps de roi qu’est le langage ». Qu’ils soient peintres, écrivains, prêtres ou rien de particulier à part des individus en fuite ou en quête, les personnes – puisque personnages il n’y a pas – des récits de Pierre Michon sont uniques, par leur anonymat, mais aussi par ce que leur corps, de misérable à glorieux, devient. Pour le bien de la littérature. Diala GEMAYEL Bibliographie - Abbés, éd. Verdier, 2002 - Corps du roi, éd. Verdier, 2002 - Irlande (avec Tristan Jeanne-Vales), éd. Isoète, 1998 - Mythologies d’hiver, éd. Verdier, 1997 - Trois auteurs, éd. Verdier, 1997 - La Grande Beune, éd. Verdier, 1996 - Le Roi du bois, éd. Verdier, 1996 - Rimbaud le fils, éd. Gallimard, 1991 - Maîtres et serviteurs, éd. Verdier, 1990 - L’empereur d’Occident, éd. Fata Morgana, 1989 - Vie de Joseph Roulin, éd. Verdier, 1988 - Vies minuscules, éd. Gallimard, 1984. Extrait des « Vies minuscules » « Que dire d’une enfance au Châtain ? Genoux écorchés, baguettes de coudre pour tromper les jours et courber les herbes, “habits puant la foire” et vieillots, monologues patois sous les ombres luxueuses, galops sur les javelles chiches, puits ; les troupeaux ne varient pas, les horizons persistent. L’été, l’après-midi se tient dans l’œil d’or des poules, les tombereaux encalminés lèvent le cadran solaire de leur timon ; l’hiver, le ban des corbeaux tient le pays, règne sur les soirs rouges et le vent ; l’enfant nourrit sa torpeur d’âtres et de gels sonores, lourd fait s’enlever les oiseaux lourds, s’étonne que ses cris s’embuent dans l’air glacé ; puis un autre été vient. » (Vie d’Antoine Peluchet)
Lorsque son premier livre, Vies minuscules, paraît en 1984, Pierre Michon a 37 ans et n’a jamais rien fait de sa vie. Grand buveur en 20 et 30 ans, abandonné par son père pendant son enfance et fils unique adoré par sa mère, il n’a rien fait, c’est-à-dire qu’il s’est consciencieusement préparé, dans la plus grande angoisse, à devenir écrivain. Depuis, la légende...