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Actualités - OPINION

REGARD - Anita Toutikian : « Maison de vertu », peintures et installations Le meilleur spectateur

L’installation de panneaux à fenêtres sur le front de mer de Mina réalisée conjointement cet été par Jacko Restikian et Anita Toutikian (cf. «Regard» du 2/9/2002) trouve deux prolongements totalement différents. Les panneaux de Restikian comportaient des rétroscopes: au lieu de voir la mer devant soi, on voyait la terre derrière soi. Au lieu de l’avenir, le passé. Peut-être était-ce une manière de récuser ce regard rétrospectif et de liquider définitivement les comptes avec le passé, puisque Restikian, se projetant prospectivement outre-Méditerranée, a décidé d’émigrer au Canada, à l’instar de Joseph Harb avant lui. Le Liban est en train de perdre ainsi certains de ses meilleurs artistes qui se heurtent à un environnement social, culturel, humain et à des conditions de vie et de travail insupportables, comme des milliers d’autres jeunes qui partent par dégoût du pire qui est et du pis qui pourrait être. Cuiller de papier Anita Toutikian, dont les panneaux ouvraient sur le large, l’ailleurs, l’aventure, se replie, elle, introspectivement sur sa vie dont elle récapitule les rêves, les aspirations, les illusions, les désillusions, dans une installation-autoportrait symbolique qui passe de la petite fille à l’épouse, à la femme au foyer, à la mère, à l’artiste, comme s’il lui fallait, à son tour, dresser un bilan avant de définir de nouvelles orientations. Un bilan qui comporte, au demeurant, une sorte de constat de faillite même s’il ne la concerne qu’indirectement à travers le destin de la nation arménienne. Le prélat qui représentait celle-ci à la conférence de Versailles après la Première Guerre mondiale n’avait pu, métaphoriquement, plonger qu’une «cuiller de papier» dans la «marmite de harissé» où les autres représentants plongeaient des «cuillers de fer», échouant, avec son autorité purement spirituelle, à obtenir l’unification de la terre arménienne. La petite installation ad hoc comporte, entre autres, une Bible apparemment en langue arménienne mais en réalité en langue turque transcrite en caractères arméniens, étant donné que l’usage de l’arménien fut prohibé durant 500 ans dans l’Empire ottoman, tout comme celui de la langue kurde l’a été jusqu’à une date récente (Europe oblige) dans la république d’Atatürk. Retour du troc Malgré les réminiscences et la sensibilité arméniennes de Toutikian, elle aussi est écorchée par la crise actuelle, comme le proclame, avec ironie, dérision et amertume, le panneau intitulé «Crise économique» qui comporte un tarif d’œuvres-types que l’artiste serait prête à exécuter à titre alimentaire. À côté, une caisse enregistreuse aux tiroirs pleins de sel marin au lieu de monnaie. L’argent se faisant rare, c’est en nature que se font désormais de plus en plus les transactions. Le troc revient en force. Une firme spécialisée proclame d’ailleurs sur panneaux publicitaires (qui prennent d’assaut les poteaux électriques sur les autoroutes, à croire que rien n’échappera à la publivoracité, peut-être même pas la chaussée) son bilan d’échanges: 100 millions de dollars américains – meubles contre huile végétale, ciment contre costumes sur mesure, computers contre savons… Conception interactive L’art d’Anita Toutikian (qui a recyclé ses panneaux de Mina, leur trouvant des usages novateurs) n’est donc pas aussi détaché de la réalité quotidienne que le laisseraient entendre les acryliques sur toile inspirées des panneaux à lucarne qui semblent relever d’un minimalisme chromo-géométrique abstrait sans rapport avec les vicissitudes du pays, malgré les illusions d’optique engendrées par les ambiguïtés du rapport figure-fond. Pour contrer cette impression, Anita, dans son œuvre paradoxalement la plus achevée, intitulée Fruit de la crise économique, une toile à fond blanc comportant huit panneaux tracés au crayon mine sur deux rangées de quatre, décide de ne pas peindre et de ne pas signer le tableau pour permettre au client «d’économiser en le peignant lui-même», le prix restant «à négocier». Cette manière de procéder tient à la conception interactive de l’art d’Anita Toutikian qui, depuis ses débuts, sollicite constamment les réactions et commentaires des spectateurs par divers moyens, livre d’or, bouts de papier, interviews filmées, discussions, etc., de manière à les impliquer dans un procès d’échanges, de troc si l’on veut, en les faisant participer en quelque sorte au mouvement créateur de l’œuvre. Jacques Chirac Lors de son avant-dernière installation portant sur la francophonie, elle avait, inversant le rapport usuel, décerné plusieurs prix du «meilleur spectateur», le grand prix revenant à …Jacques Chirac, un plaisantin ayant signé son commentaire du nom du président français. Elle songe, du reste, adresser à l’Élysée le trophée avec la photo et le nom du lauréat gravé sur une plaque de cuivre. Dans la présente exposition, sa première à titre individuel, elle invite les spectateurs à se substituer à elle pour expliquer à leur manière les intentions de l’artiste et les implications des œuvres devant une caméra plantée face à une sorte de grille de confessionnal aménagée dans l’un des panneaux. Là aussi, un prix sera décerné, dimanche 17 novembre à l’Espace SD, au meilleur spectateur, celui qui aura trouvé l’explication la plus originale, la plus ingénieuse, la plus profonde, la plus saugrenue ou la plus humoristique Une nouvelle génération Alors que dans le climat de crise actuel, des galeries d’âge vénérable déclarent forfait ou adoptent de nouvelles stratégies d’action non liées à un lieu fixe, l’Espace SD introduit une nouvelle génération de galeries polyvalentes travaillant sur plusieurs registres de création à la fois: œuvres d’art, objets design, meubles, livres, disques, films, journal mensuel, laboratoire d’expérimentations, salle de projection, cafétéria. Avec ses trois étages spacieux, l’Espace SD est désormais un lieu de rencontres et de découvertes où le public peut trouver, enfin réunis, les créateurs libanais dans toutes sortes de disciplines et de domaines. Cette formule novatrice et courageuse par les temps qui courent ou plutôt qui coulent mérite de réussir. Au grand public, et pas seulement aux jeunes plus ou moins branchés, de jouer. Joseph TARRAB
L’installation de panneaux à fenêtres sur le front de mer de Mina réalisée conjointement cet été par Jacko Restikian et Anita Toutikian (cf. «Regard» du 2/9/2002) trouve deux prolongements totalement différents. Les panneaux de Restikian comportaient des rétroscopes: au lieu de voir la mer devant soi, on voyait la terre derrière soi. Au lieu de l’avenir, le passé. Peut-être...